Souffrances et mémoires Djazaïr 2003
Les
traumatismes liés à la guerre d'Algérie sont très peu connus. Pourtant,
quarante ans plus tard, ils existent toujours et hantent des centaines de
milliers de personnes, des deux côtés de la Méditerranée. Pour sensibiliser
les psychiatres des deux rives, Paris accueille, les 3 et 4 octobre, un
congrès qui leur est consacré dans le cadre de Djazaïr, une Année de
l'Algérie en France.
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« C'était comme si on avait ouvert des vannes pour laisser couler la boue,
toute la fange d'un passé qui s'avère soudain très proche et encore
sensible. Comme si en passant le doigt ou en palpant une cicatrice ancienne
dont les bords s'étaient refermés, croyait-on, on sentait un léger
suintement, qui se transforme peu à peu en une purulence qui finit par
s'écouler de plus en plus abondamment, sans qu'on puisse l'arrêter », écrit
l'Algérienne Maïssa Bey dans l'un de ses derniers livres, Entendez-vous dans
les montagnes... Voilà ce qui se passe lorsque la mémoire remonte à la
surface… Aux prises avec ses souvenirs familiaux, l'auteur fait ressurgir,
entre les lignes, le spectre de la guerre d'Algérie (1954-1962).
Maïssa
Bey n'est pas la seule à se débattre avec ces démons. Des centaines de
personnes, de chaque côté de la Méditerranée, souffrent d'états
post-traumatiques liés à la guerre d'Algérie. « Pourtant, il y a un silence
total, absolu autour de ce problème. Alors qu'en tant que psychiatres, nous
sommes inondés par les études de traumas liés à la guerre du Vietnam ou à
celle, plus proche, du Kosovo, il n'y a que deux-trois travaux isolés qui
relatent les traumatismes dus à la guerre d'Algérie », explique Mohammed
Taleb de l'Hôpital René Dubos à Pontoise (France).
40 ans après la « sale guerre »
Les
raisons de ce silence ? « En Algérie, la guerre est traitée de façon
restreinte, partisane. C'est une guerre glorieuse qui a mené à
l'indépendance. Il est mal vu d'évoquer les souffrances auxquelles ont dû
faire face les Algériens. L'autre raison principale, c'est la
sous-médicalisation. Il y a eu peu de psychiatres après-guerre et
aujourd'hui, ils sont tous très jeunes. Leur doyen a été diplômé à la fin
des années 70 ! Ils n'ont donc pas exercé pendant la guerre et se
concentrent aujourd'hui sur les traumas plus récents et la violence des
années 90. Enfin, il y a des raisons économiques : reconnaître l'existence
de troubles psychologiques, c'est reconnaître la nécessité d'une réparation
financière », explique le psychiatre.
Côté
français, au-delà du même argument économique, c'est la culpabilité qui
domine. Les anciens appelés ont du mal à parler de cette « sale guerre » où
exécutions sommaires, rafles, tortures ou viols faisaient partie de
l'arsenal de combat. Sur plus de 2 millions d'appelés, 350 000 anciens
d'Algérie souffriraient de troubles psychiques liés à la guerre. Une
estimation réalisée en 2000 et qui repose sur un parallèle avec des études
américaines sur la guerre du Vietnam. Citée par Le Monde
à l'époque, elle révèle qu'« un vétéran sur quatre revit, quarante ans
après, les exactions vues, subies ou commises ». « C'est sans compter les
civils, les rapatriés, les émigrés, des centaines de milliers de
personnes », précise Mohammed Taleb. C'est sans compter aussi sur la
transmission générationnelle, dont Maïssa Bey est un exemple, exorcisant par
l'écriture la torture et l'assassinat de son père. Mais tous n'arrivent pas
à dévoiler leur histoire ou à mettre des mots sur leurs maux.
Cauchemars récurrents
Afin
de sensibiliser les psychiatres algériens et français et démontrer que les
traumas existant pendant la guerre sont encore là, Mohammed Taleb, président
de la Société franco-algérienne de psychiatrie est à l'origine du premier
congrès de psychiatrie qui leur est consacré. Les 3 et 4 octobre, dans le
cadre de Djazaïr, une Année de l'Algérie en France,
l'Auditorium de l'Hôpital européen Georges-Pompidou à Paris accueille plus
de 300 psychiatres, dont une cinquantaine exercent en Algérie.
« Nous
n'évoquerons pas la mémoire historique mais la mémoire traumatique : une
mémoire qui souffre, une souffrance se traduisant par de l'anxiété, des
dépressions… Nous nous demanderons ce que sont devenus ces troubles 40 ans
après et pourquoi personne (les patients comme les psychiatres) n'en
parle. » Au-delà de l'approche clinique, le congrès abordera la mémoire
sociale et collective, en compagnie d'historiens, de sociologues,
d'écrivains et de chercheurs.
« La
mémoire traumatique est extrêmement complexe. Les vétérans vont bien en
apparence mais 20 ou 30 ans plus tard, à la faveur d'un événement marquant,
d'un décès ou du visionnage d'un film, les phénomènes ressurgissent. Ils
sont capables d'évoquer leur passé avec une précision déroutante, leur
mémoire visuelle, olfactive et sonore est intacte… J'ai souvent affaire à ce
genre de traumas même si les gens n'en parlent pas spontanément, gênés par
la culpabilité, la pudeur, la honte. J'ai entendu des récits terribles. Ces
personnes ont vécu leurs souffrances dans le silence le plus intime, c'est
encore plus affreux. Elles font des cauchemars récurrents, sursautent au
moindre bruit, c'est obsédant », résume Mohammed Taleb.
Vétérans traumatisés
« Tous
les vétérans que j'ai rencontrés, et qui avaient à l'époque été reconnus
aptes à supporter la guerre lors d'une visite d'incorporation, en sont
restés marqués, traumatisés. Depuis leur retour, ils ont toujours souffert,
mais ils ne savent pas qu'ils souffraient de là-bas. Le jour, ils arrivent à
oublier, mais la nuit, dans les rêves traumatiques, tout revient. Comparée
au moment du traumatisme, la situation du rêve a ceci de différent que le
traumatisé, lors de cet événement, n'est pas seul. Mais lors des cauchemars
et des rêves traumatiques, après la reproduction de l'image, de l'action, il
est seul et se sent seul responsable », renchérit Marie-Odile Godard, maître
de conférences à l'Université de Picardie-Jules Verne.
L'objectif du congrès est de lancer enfin des études épidémiologiques et de
prévalence pour cerner l'ampleur du phénomène. « Nous sommes persuadés que
ce sont des troubles beaucoup plus fréquents qu'on ne le pense mais cela
reste à démontrer », précise Mohammed Taleb. Pour que les anciens
combattants des deux rives surmontent leurs traumatismes, le site Internet
de la
Fédération nationale des anciens combattants Algérie-Maroc-Tunisie
résume bien l'équation : « les chemins de l'avenir doivent emprunter ceux de
la mémoire ».
Olivia Marsaud