SOCIETE FRANCO-ALGERIENNE DE PSYCHIATRIE

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Allocution de Monsieur Mohammed Bedjaoui, Président du Conseil Constitutionnel, à l'ouverture du Premier Congrès franco-algérien de Psychiatrie, Paris-3 octobre 2003.

 

Mesdames et Messieurs les Présidents et Professeurs,

 

            L'an prochain, il y aura cinquante ans. Un demi‑siècle.

            Une guerre «qui ne voulait pas dire son nom» avait commencé et, avec elle, l'indicible s'était progressivement installé. Pour tout un peuple et pour tous ceux qui, par la contrainte ou le hasard, ont vu leur destin croiser le sien. Ce qui frappe, avec le recul d'à présent, c'est le tacite comportement de presque tous, acteurs, victimes et témoins, repliés dans une amnésie partagée, réfugiés dans une conjuration généralisée du silence. Silence des hommes en écho assourdissant au silence de l'histoire. Les mémoires ont été plombées. Pour la plupart. L'inconscient a enfoui l'événement. Même la plume, celle des chroniqueurs, fut serve. De toutes parts, on a longtemps cherché à effacer du champ du regard toutes les abominations charriées par cette guerre.

            Le napalm n'a pas seulement brûlé huit mille hameaux et trois millions d'hectares de fôrets pour en chasser en vain les combattants de la liberté. Le napalm a aussi fait l'office d'un chalumeau carbonisant la mémoire blessée d'un peuple en quête d'oubli et d'apaisement pour revivre, pour survivre.

La torture, le viol, les traitements cruels, dégradants et inhumains, ont été refoulés comme par une volonté délibérée, mais désespérée, d'oubli pour reconstituer l'intégrité physique ou morale si douloureusement atteinte.

            Les déplacements autoritaires et massifs de populations, générateurs de l'éclatement traumatique des familles et de l'environnement humain habituel, ont provoqué dans les camps dits d'hébergement, de transit, d'internement, de triage, etc..., des chocs psychologiques constituant une chirurgie socio‑culturelle invalidante qui s'est ajoutée à la chirurgie sociale négative résultant du phénomène colonial lui‑même, mais que l'après‑guerre a étouffée par on ne sait quelle retenue ou quelle pudeur du groupe social.

            Tout, dans cette guerre, et après, relevait décidément de l'inédit. Même le «travail de deuil» a été évité ou allégé, l'euphorie de l'indépendance aidant, venue gommer à point nommé le souvenir des affres vécues. De part et d'autre, l'occultation de l'indicible, l'oubli cultivé, l'auto‑censure consciemment ou inconsciemment pratiquée, la mémoire enfouie, le refus de dire, ont fait leur oeuvre d'enterrement sans fleurs, ni couronnes, d'une histoire qui ne pouvait pas s'écrire.

            L'Algérie, riche de son indépendance retrouvée, mais si chèrement payée, se limitait sobrement à entretenir le culte des faits d'armes d'une guerre menée contre un colonialisme que les valeurs, même militaires, avaient désertées. Mais de rapports sur les chocs psychiques et les traumatismes de toutes natures d'un peuple terriblement éprouvé, point du tout.

            Oui, cette guerre était un phénomène inédit. Car c'est tout le contraire qui fut vécu ailleurs, en des circonstances comparables. On fit le procès historique de Nuremberg et de Tokyo en 1945. On fait partout la démonstration des horreurs génocidaires et des crimes nazis par la mobilisation permanente de tous les moyens de communication. En Bosnie, au Kosovo, au Rwanda, on exhume des fosses communes des corps offerts au travail des mass media. La conscience universelle imposa la création d'un Tribunal pénal international. Les syndromes de la guerre du Vietnam suscitèrent la parution en Amérique et ailleurs d'un nombre considérable de récits, de livres, de reportages, de films, d'enquêtes médicales, etc.

Au Cambodge, des campagnes internationales ont été engagées contre les entreprises génocidaires des dirigeants khmers rouges. Le monde entier connaît ce site où sont entassés à ce jour des ossements et des crânes de citoyens cambodgiens. En Afrique du Sud, le cardinal Desmond Tutu a exorcisé l'horreur absolue de l'apartheid en provoquant la création de la Commission «Justice et vérité», devant laquelle les victimes témoignèrent de leur souffrances, en des séances bouleversantes, mais salvatrices.

Mais en Algérie, point. Rien de cela. C'était comme l'écrit une sociologue «une violence à part» (1). «L'opinion publique, dit cet auteur, semble attachée à une certaine retenue, comme une pudeur dans l'évocation des actes de violence absolue» (2).

Oui, phénomène inédit que notre guerre de libération nationale, au cours de laquelle et à la suite de laquelle fut coulée une chape de plomb sur les consciences blessées par tous les chocs psychiques. Preuve de l'inédit, dans notre pays, dans ce même théâtre d'histoire incandesçante, quarante après, le groupe social a, une fois de plus, perdu sa cohésion et son intégrité sous les coups de boutoir de fondamentalistes islamiques. La réaction fut, la réaction demeure, différente. L'horreur subie en Algérie depuis 1992 a été dénoncée. L'acharnement sacrilège à détruire la vie, la violence débridée, faucheuse de l'identité humaine et porteuse de l'identité animale, ont été analysés et décrits, et le sont toujours, avec une précision et une minutie insupportables et presque masochiste.

Cette pathologie sociale négative d'intelligence et d'humanité est sans répit condamnée et combattue.

Mais pour la guerre de libération nationale dans laquelle l'Algérie combattait non pas une partie de son propre peuple comme c'est aujourd'hui le cas avec les intégristes, mais bien au contraire l'adversaire colonial, donc étranger, on relève paradoxalement une retenue douloureuse d'une mémoire toujours à vif. A quelques exceptions près, l'Algérie, sortie de sa guerre de libération nationale, n'a pas été une consommatrice goulue d'exhumations de corps, de procès retentissants, de plaques commémoratives ou de cérémonies incantatoires. Le devoir de tourner vite, très vite, la page pour ne pas déstructurer notre être, compromettre notre politique de coopération et notre vision majeure d'un avenir confiant entre nos deux peuples, a pesé plus fort que la recherche de retombées politiques douteuses escomptées d'un étalage de traumatismes qui nous fait encore mal.

Je porte personnellement témoignage de cette retenue assurément plus dure à décider, à gérer et à supporter que le geste immédiat de dénonciation d'un forfait de la guerre coloniale. En ma qualité de Ministre de la justice des débuts de l'indépendance, il m'est arrivé au moins par deux fois, j'en ai le souvenir vivant, de recevoir l'annonce par tel procureur général, de la découverte à l'intérieur du pays, de grands charniers imputables aux troupes coloniales d'après les témoignages des survivants et les preuves recueillies par ailleurs. Ces fosses communes avaient pu être datées assez rigoureusement par l'existence de cartes d'identité plastifiées retrouvées sur les corps et datant de l'époque, ainsi que par diverses autres preuves. J'ai veillé à ce que la discrétion la plus étanche fût observée pour éviter d'accroître la douleur et la haine.

Et pourtant, nous savons tous que «la victime (ne) retrouve le respect d'elle‑même (que) lorsque la justice met un nom sur sa souffrance et punit son bourreau» (3).

Nous vivons aujourd'hui l'ère des repentances, comme si, égaré un temps, l'homme se ressaisissait et recherchait enfin son humanité dans l'autre homme qu'il terrorisait. Jean Paul Il s'est repenti de toutes les souffrances infligées par la chrétienté au cours de l'Histoire. Mais là encore, cette guerre de libération de l'Algérie s'est distinguée par sa persistante singularité. Et il y eu un Premier Ministre français, de surcroît socialiste, qui, sollicité pour ce geste de repentance qui ne pouvait que le grandir et grandir son pays, l'a refusé pour le peuple algérien.

La question du «pardon» n'était pas en vérité la seule en cause. La vrai pardon, définitif et sain, ne pouvait intervenir qu'après l'aboutissement du «travail de deuil» et l'aveu des forfaits commis par leur auteur. Or là encore, singularité du cas algérien, le pouvoir étrange et démoniaque que peut jouer la mémoire, a permis à un certain Général, qui vient de défrayer la chronique, de reconnaître à la face des deux peuples et dans une surprenante quasi‑impunité judiciaire, elle‑même signe des temps, qu'il avait lui‑même torturé jusqu'à la mort, exécuté des prisonniers et ordonné la disparition de centaines d'Algériens.

Mais, vu sous un autre angle d'attaque, on peut dire qu'il aura fallu plusieurs longues décennies d'amnésie collective pour ouvrir au début de ce millénaire, le dossier de la guerre d'Algérie, de la torture et des chocs psychiques générés par les horreurs infligées par des hommes à d'autres hommes.

Des publications spécialisées commencent à traiter d e 1a pathologie de militaires engagés dans l'action de répression et de civils victimes d'exodes et de bombardements.

Dans un article du quotidien «Le Monde» du 28 décembre 2000, intitulé « 350.000 anciens d'Algérie souffrent encore de traumatismes psychologiques », la journaliste Florence Beaugé rappelle les souffrances psychiques de 1.700.000 soldats français qui n'ont fait l'objet d'aucun recensement officiel. Elle rappelle aussi au passage qu'en analysant les études américaines faites sur les vétérans du Viet-Nam, les experts évaluent à 350.000 le nombre de militaires chez lesquels ce conflit a provoqué «une gamme de traumatismes psychiques plus ou moins invalidants».

Des scènes du film documentaire de Patrick Rotman intitulé «L'ennemi intime» rappellent aussi aujourd'hui ce passé et expriment toute la charge dramatique de témoignages situés entre confessions douloureuses et psychothérapie salvatrice.

Du côté algérien, la prise en charge thérapeutique est, il est vrai, cruellement déficitaire. Le Professeur Abdelfattah Bakiri du CHU de Blida vous dira que la psychiatrie algérienne a hérité au lendemain de l'indépendance de 6000 lits à travers le pays, avec un seul médecin psychiatre, mon ami, récemment décédé, le Professeur Khaled Benmiloud, ancien camarade de classe au Collège de Tlemcen et ancien assistant du Professeur Ajuriaguerra à Genève pendant notre guerre de libération nationale. Et le Professeur Farid Kacha, Président de la Société algérienne de psychiatrie, vous dira sans doute toute l'indigence matérielle et morale du secteur en vous précisant qu'en 1962, à l'indépendance retrouvée, on ne voyait dans les hôpitaux psychiatriques, démunis et sans encadrement, qu'une sorte d'asiles de fous furieux...

Aujourd'hui, Mesdames et Messieurs, vous avez le mérite et le courage, à mes yeux immenses, d'examiner scientifiquement, loin des fureurs de la rue ou de la froide raison des décideurs des enceintes politiques, ces blessures collectives encore ouvertes, ce tissu social outrageusement lacéré, tous ces syndromes générés par la guerre d'Algérie.

Vous brisez le silence de l'histoire, le silence des hommes, celui des gardiens de la cité, nos responsables politiques, celui, poignant des victimes, celui de vos pairs, les professionnels de la santé, celui des juges de nos actes, ce quatrième mais en vérité premier pouvoir des medias, celui surtout de l'histoire elle‑même qui n'a pas encore fait complètement ses comptes.

Vous mettrez un terme à notre commune conjuration pour le silence du confort qui n'était qu'inconfort. Vous décrypterez, en savants que vous êtes, des destins brutalement contrariés, des vies brisées, voire anéanties.

Vous rencontrerez un peuple de 10 millions d'âmes à l'époque, meurtri, ballotté de camp en camp, réveillé dans ses sommeils agités par les cris sous la torture, les bruits sourds des bombes, les éclats d'engins de mort, les vrombissements d'avions, les descentes de patrouilles. Vous rencontrerez la détresse humaine. Vous croiserez les fantômes des veuves et des orphelins, ayant à jamais perdu la chaleur du foyer et l'élan d'affection. Vous fouillerez les mémoires blessées des victimes de sévices sexuels qui entendent porter en silence leur fardeau dans le tréfonds d'elles‑mêmes.

Vos rencontrerez les souffrances qui n'auront pas épargné le pouvoir colonisateur lui‑même, dans cette guerre singulière qui ne pouvait que le marquer lui‑aussi au fer rouge à travers ses harkis expatriés et largement abandonnés, ses rapatriés brutalement déracinés, ses soldats pour certains perdus dans leur âme et pour d'autres atteints dans leur chair ou piétinés dans leurs idéaux. La tragédie humaine, multiforme, cruelle, pressentie ou inattendue, se dépliera sous votre regard de spécialistes des bleus de l'âme.

Je salue votre initiative. Je salue votre temps. Celui de la science et de la conscience. La gratitude de l'Algérie vous est acquise pour la tenue de cette rencontre exceptionnelle sur un thème peu commun.

Je salue les Présidents Henri Loo, Farid Kacha et Frédéric Rouillon, ainsi que mon ami le Dr Mohamed Taleb et tous les organisateurs de ce premier Congrès unique en son genre. Mes voeux chaleureux de plein succès accompagnent les pas de la Société franco-algérienne de psychiatrie.

J'apprécie d'autant pus hautement vos efforts que je sais la psychiatrie française elle‑même en déprime. Elle a en effet montré dans ses états généraux de Montpellier en juin dernier à l'opinion publique toute l'impécuniosité de ses institutions hospitalières et les difficultés matérielles et autres de ceux qui souffrent.

En ce premier Congrès franco‑algérien, personne ne se trompera d'exercice. Il n'y a place ici ni à la rancune ou à la rancoeur, ni à la haine. C'est après tout une séquence de la longue histoire des hommes.

Le pardon et la sagesse permettent de lancer le défi adressé aux Algériens et aux Français qui tournent la page d'un passé et qui bâtissent ensemble un avenir commun d'amitié. Car en effet et sans que le devoir de mémoire puisse être affecté en quoi que ce soit, nos deux pays se sont engagés résolument dans des relations sereines et confiantes qui promettent et qui tiennent déjà.

Je vous remercie.

 

Mohammed Bedjaoui

Président du Conseil Constitutionnel

Paris, 3 octobre 2003

 

(1) Claudine Chaulet : « Une violence à part », in « Insaniyat »,n° 10 , janvier-avril 2000, Oran, p. 15

(2) Ibid.Claudine Chaulet, ibid.

(3) Claudine Chaulet, ibid.

Déclaration de S.E.M. Mohammed Bedjaoui Ambassadeur d'Algérie à Paris (France), à l'occasion de  l'hommage international à Frantz Fanon. Séance spéciale du Comité Spécial des Nations Unies contre l'apartheid, 3 novembre 1978  

  HOMME DE SCIENCE, HOMME POLITIQUE, HOMME D'ACTION, FANON A CONTRIBUE A REHABILITER LE TIERS-MONDE

Il faut assurément quelque effort sur soi pour devoir rappeler celle aveuglante évidence que l'apartheid, crime contre l'humanité, constitue l'intolérable absolu. Et cependant dans notre monde recru, qui accepte chaque jour sa ration de médiocrité, beaucoup paraissent se résigner à demander sans succès à l'homme de traiter en homme un autre homme.

Les Organisations internationales multiplient certes les déclarations solennelles contre l'inacceptable indignité faite par l'homme à lui-même. Rendons hommage à la constance dans l'effort, mais redoutons que le rite périodique ne devienne artifice. Comme beaucoup de rites, il peut être à la fois témoin d'oubli et porteur de souvenir.

C'est là qu'il paraît infiniment salutaire et réconfortant de rendre un hommage à la mémoire de Frantz Fanon qui n'a jamais admis le scénario de l'inacceptable complot contre l'homme et qui vivant toujours dans nos cœurs nous rappelle sans cesse que notre Terre n'est ni guérie des entreprises génocidaires, ni prémunie contre de noires éclipses de civilisation.

Ayant connu Frantz Fanon que j'ai eu le privilège de côtoyer aux plus forts moments de la guerre de libération de mon pays -du sien- je suis parfaitement conscient de la difficulté qu'il y a à cerner la densité quasi-universelle de sa personnalité. Homme de science, homme de réflexion, homme politique, homme d'action, Frantz Fanon aura contribué dans sa vie publique comme dans son oeuvre, à réhabiliter le Tiers-monde. Son itinéraire aura été en soi chargé de symboles. Il a été le premier Ambassadeur d'Algérie en Afrique, en pleine guerre de libération nationale. Je ne céderai pas cependant à la tentation pourtant exceptionnellement forte, de le revendiquer pour l'Algérie car ce serait à coup sûr réduire l'envergure d'un homme qui n'a eu pour frontières que les limites de la liberté, de la justice et de la dignité.

De Fort-de-France, en Martinique, où il est né, à Lyon où il fil ses études de psychiatrie, de Blida en Algérie où il s'attacha à comprendre en clinicien les ravages du colonialisme, à Tunis où il s'engagea en militant parmi les combattants pour l'indépendance de l'Algérie d'Accra ou il représenta brillamment la Révolution algérienne, à Washington ou il mourut à 36 ans, Frantz Fanon aura, en quelques années, réussi à accélérer la prise de conscience de cette entité en gestation qu'était le Tiers-monde.

Trop prématurément ravi à l'affection des siens, à l'estime de ses amis ci au respect de tous, Frantz Fanon aura su, dans lit fulgurance d'une vie aussi brève que dense, défendre les "Damnés de la terre" contre le colonialisme et le racisme, en conjuguant avec une cohérence et une constance fascinantes, ses généreuses convictions morales, son exigeante pensée scientifique et sa riche action politique. Si la grandeur est en l'homme qui va à l'évènement le visage nu et sans masque, alors il aura été un grand homme, car il a pleinement assumé tous ses choix et il es mort dans sa loi. Sans renoncements, ni compromis. Héritier d'une tradition de pensée engagée et incisive, exprimée dans un « Discours sur le colonialisme » d'un certain Aimé Césaire qui fui soit maître et qui enflamma toute notre jeunesse, Frantz Fanon noirs a laissé une oeuvre d'un souffle puissant qui a nourri notre âge adulte. C'était le grand réveil pour une « Longue Marche" des peuples.

« Nous sommes des hommes désormais debout et nous sommes revêtus d'une nouvelle dignité », s'écriait Chou En Lai à la Conférence de Bandoeng en 1955. Frantz Fanon, cet homme torrentiel qui nous emporte dans la houle de son verbe et de son action, a participé avec quelle lucidité et quel talent, à ce réveil des peuples qui, pour disposer d'eux-mêmes mit d'abord voulu témoigner d'eux-mêmes Et quel témoignages plus absolu de la Volonté de vivre que d'accepter de mourir dans un combat libérateur? Vivre ou mourir, c'était l'heure pour les peuples comme pour les hommes de témoigner en devenant martyrs. Dans la langue arabe les mois "témoin" et « martyr » ont la même racine sémantique. Les peuples existent par leur combat, qui leur per­met de témoigner d'eux-mêmes pour pouvoir  d'eux-mêmes.

A cet égard, Frantz Fanon aura été un "témoin" hors série. Il savait la terre du Tiers-monde enceinte du sang versé et des abominations subies. Il a senti l'heure venue de l'aider à l'accouchement douloureux et salvateur Il savait aussi que le monde « civilisé » de cette civilisation de la faune métallique, du napalm et du génocide, était amputé d'amour et gangrené d'égoïsme et portait déjà le deuil de la vie parce que devenu veuf de toutes les valeurs qui font le sel de la terre. Le mérite sans prix de Frantz Falloir, par son oeuvre au profil de granit et une action haletante d'une rare densité, c'est d'avoir ainsi attaché son nom, en consacrant son talent et son énergie, à la réhabilitation de l'homme du Tiers-monde, dont l'identité avait été jusque-là confisquée, pour lui faire quitter les faubourgs de l'Histoire, où il errait, disloqué par le colonialisme, et le faire entrer dans la Cité des hommes.

S'adressant à ses compatriotes de l'Europe conquérante, Cécil Rhodes leur déclarait crûment un jour: « L'Empire est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile chez vous, il vous faut devenir impérialiste au dehors". Toute l’œuvre et l'action de Frantz Fanon pourrait se résumer en contrepoint dans une formule antithétique: "La décolonisation est une question de dignité de l'homme. Si vous voulez éviter la perte à tout jamais du genre humain, il vous faut devenir anticolonialiste et antiraciste". Chez Frantz Fanon, l'homme ne se réduisait pas à un tube digestif. D'ailleurs toute son action, révoltée et survoltée, tout son combat pour terrasser l'hydre monstrueuse du colonialisme et du racisme, cachaient mal en vérité la profonde tendresse de cet homme pour l'ensemble du genre humain qu'il souhaitait réconcilié avec lui-même.

Frantz Fanon s'appelait Ibrahim. C'était son nom de guerre. Mais c'était un peu plus que cela. Pour nous, pour lui. Quelque chose comme un attachement à la forme après un adhésion lucide au fond. C'était comme un rite initiatique rappelant les traditions du terroir africain. C'était une façon de se sentir Martiniquais, mais aussi Africain, mais aussi Arabe, c'est à dire d'assumer pleinement sa « condition humaine". Il a pris un nom algérien parce qu'à ce moment là le colonialisme avait dirigé sa puissance de feu, de destruction et de mort contre l'Algérie. De la sorte Ibrahim Fanon a porté témoignage de son lien ombilical avec tous les peuples qui souffrent de leur "condition d'exclus" par le colonialisme. Il a su ainsi, par cette solidarité, conférer une portée bouleversante et universelle à cette cérémonie initiatique d'un jeune Mandingue, qui nous rattache d'une certain manière les uns aux autres:

" Qui es-tu?

- Je suis terre et eau, plus quelque chose que je dois transmettre quelque chose qui me lie à ceux d'hier, à ceux d'aujourd'hui et à ceux de demain.

- Qui es-tu?

- Je ne suis rien sans toi, je ne suis riens sans eux. En arrivant, j'étais dans leurs mains; ils étaient là pour m'accueillir. En m'en allant je serai dans leurs mains, ils seront là pour me reconduire".

Oui, il s'appelait Ibrahim, il s'appelait Algérie, car il devait prendre le nom de tous les opprimés. Et du fond de sa tombe, il continue à poursuivre le racisme et le colonialisme par son oeuvre vivante, son nom présent, cette manifestation d'aujourd'hui. Et s'il nous dit comme le jeune Mandingue qu'il n'est rien sans nous, nous lui répondrons que nous ne sommes rien sans lui.

Jadis, du temps de Descartes, l'homme disait: "Je pense, donc je suis". Aujourd'hui le Tiers-monde dit: "je combats, donc je suis". Notre monde sera enfin vivable lorsque demain tous les hommes de la terre, parcourue par des ondes de fraternité, pourront dire "j'aime, donc je suis". C'est ce triple message de réflexion, d' action et d'amour qu’Ibrahim Fanon nous a transmis comme un legs sacré. Par-delà le combat intransigeant qu'il a livré à toutes les perversions de l'homme contre son semblable, il nous rappelle que l'homme est le plus précieux des "patrimoines communs de l'humanité".