SOCIETE FRANCO-ALGERIENNE DE PSYCHIATRIE

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  Souffrances et mémoires Djazaïr 2003        (suite de la revue de presse)      

Les traumatismes liés à la guerre d'Algérie sont très peu connus. Pourtant, quarante ans plus tard, ils existent toujours et hantent des centaines de milliers de personnes, des deux côtés de la Méditerranée. Pour sensibiliser les psychiatres des deux rives, Paris accueille, les 3 et 4 octobre, un congrès qui leur est consacré dans le cadre de Djazaïr, une Année de l'Algérie en France.

Afrika.com

« C'était comme si on avait ouvert des vannes pour laisser couler la boue, toute la fange d'un passé qui s'avère soudain très proche et encore sensible. Comme si en passant le doigt ou en palpant une cicatrice ancienne dont les bords s'étaient refermés, croyait-on, on sentait un léger suintement, qui se transforme peu à peu en une purulence qui finit par s'écouler de plus en plus abondamment, sans qu'on puisse l'arrêter », écrit l'Algérienne Maïssa Bey dans l'un de ses derniers livres, Entendez-vous dans les montagnes... Voilà ce qui se passe lorsque la mémoire remonte à la surface… Aux prises avec ses souvenirs familiaux, l'auteur fait ressurgir, entre les lignes, le spectre de la guerre d'Algérie (1954-1962).

Maïssa Bey n'est pas la seule à se débattre avec ces démons. Des centaines de personnes, de chaque côté de la Méditerranée, souffrent d'états post-traumatiques liés à la guerre d'Algérie. « Pourtant, il y a un silence total, absolu autour de ce problème. Alors qu'en tant que psychiatres, nous sommes inondés par les études de traumas liés à la guerre du Vietnam ou à celle, plus proche, du Kosovo, il n'y a que deux-trois travaux isolés qui relatent les traumatismes dus à la guerre d'Algérie », explique Mohammed Taleb de l'Hôpital René Dubos à Pontoise (France).

40 ans après la « sale guerre »

Les raisons de ce silence ? « En Algérie, la guerre est traitée de façon restreinte, partisane. C'est une guerre glorieuse qui a mené à l'indépendance. Il est mal vu d'évoquer les souffrances auxquelles ont dû faire face les Algériens. L'autre raison principale, c'est la sous-médicalisation. Il y a eu peu de psychiatres après-guerre et aujourd'hui, ils sont tous très jeunes. Leur doyen a été diplômé à la fin des années 70 ! Ils n'ont donc pas exercé pendant la guerre et se concentrent aujourd'hui sur les traumas plus récents et la violence des années 90. Enfin, il y a des raisons économiques : reconnaître l'existence de troubles psychologiques, c'est reconnaître la nécessité d'une réparation financière », explique le psychiatre.

Côté français, au-delà du même argument économique, c'est la culpabilité qui domine. Les anciens appelés ont du mal à parler de cette « sale guerre » où exécutions sommaires, rafles, tortures ou viols faisaient partie de l'arsenal de combat. Sur plus de 2 millions d'appelés, 350 000 anciens d'Algérie souffriraient de troubles psychiques liés à la guerre. Une estimation réalisée en 2000 et qui repose sur un parallèle avec des études américaines sur la guerre du Vietnam. Citée par Le Monde à l'époque, elle révèle qu'« un vétéran sur quatre revit, quarante ans après, les exactions vues, subies ou commises ». « C'est sans compter les civils, les rapatriés, les émigrés, des centaines de milliers de personnes », précise Mohammed Taleb. C'est sans compter aussi sur la transmission générationnelle, dont Maïssa Bey est un exemple, exorcisant par l'écriture la torture et l'assassinat de son père. Mais tous n'arrivent pas à dévoiler leur histoire ou à mettre des mots sur leurs maux.

Cauchemars récurrents

Afin de sensibiliser les psychiatres algériens et français et démontrer que les traumas existant pendant la guerre sont encore là, Mohammed Taleb, président de la Société franco-algérienne de psychiatrie est à l'origine du premier congrès de psychiatrie qui leur est consacré. Les 3 et 4 octobre, dans le cadre de Djazaïr, une Année de l'Algérie en France, l'Auditorium de l'Hôpital européen Georges-Pompidou à Paris accueille plus de 300 psychiatres, dont une cinquantaine exercent en Algérie.

« Nous n'évoquerons pas la mémoire historique mais la mémoire traumatique : une mémoire qui souffre, une souffrance se traduisant par de l'anxiété, des dépressions… Nous nous demanderons ce que sont devenus ces troubles 40 ans après et pourquoi personne (les patients comme les psychiatres) n'en parle. » Au-delà de l'approche clinique, le congrès abordera la mémoire sociale et collective, en compagnie d'historiens, de sociologues, d'écrivains et de chercheurs.

« La mémoire traumatique est extrêmement complexe. Les vétérans vont bien en apparence mais 20 ou 30 ans plus tard, à la faveur d'un événement marquant, d'un décès ou du visionnage d'un film, les phénomènes ressurgissent. Ils sont capables d'évoquer leur passé avec une précision déroutante, leur mémoire visuelle, olfactive et sonore est intacte… J'ai souvent affaire à ce genre de traumas même si les gens n'en parlent pas spontanément, gênés par la culpabilité, la pudeur, la honte. J'ai entendu des récits terribles. Ces personnes ont vécu leurs souffrances dans le silence le plus intime, c'est encore plus affreux. Elles font des cauchemars récurrents, sursautent au moindre bruit, c'est obsédant », résume Mohammed Taleb.

Vétérans traumatisés

« Tous les vétérans que j'ai rencontrés, et qui avaient à l'époque été reconnus aptes à supporter la guerre lors d'une visite d'incorporation, en sont restés marqués, traumatisés. Depuis leur retour, ils ont toujours souffert, mais ils ne savent pas qu'ils souffraient de là-bas. Le jour, ils arrivent à oublier, mais la nuit, dans les rêves traumatiques, tout revient. Comparée au moment du traumatisme, la situation du rêve a ceci de différent que le traumatisé, lors de cet événement, n'est pas seul. Mais lors des cauchemars et des rêves traumatiques, après la reproduction de l'image, de l'action, il est seul et se sent seul responsable », renchérit Marie-Odile Godard, maître de conférences à l'Université de Picardie-Jules Verne.

L'objectif du congrès est de lancer enfin des études épidémiologiques et de prévalence pour cerner l'ampleur du phénomène. « Nous sommes persuadés que ce sont des troubles beaucoup plus fréquents qu'on ne le pense mais cela reste à démontrer », précise Mohammed Taleb. Pour que les anciens combattants des deux rives surmontent leurs traumatismes, le site Internet de la Fédération nationale des anciens combattants Algérie-Maroc-Tunisie résume bien l'équation : « les chemins de l'avenir doivent emprunter ceux de la mémoire ».

Olivia Marsaud

L'"agonie psychique" des anciens d'Algérie

LE MONDE | 07.10.03  

 

Des praticiens français et algériens se sont réunis à Paris pour un colloque.

Quarante ans après, ils se réveillent régulièrement en sursaut. Dans leurs cauchemars, ils revoient la tête d'un copain appelé qui explose, entendent le cri du fellagha qu'ils ont fait taire, sentent une odeur de corps brûlés... Un quart du million et demi de Français envoyés en Algérie entre 1954 et 1962 ont souffert, à un moment de leur vie, de troubles psychiques liés à leur expérience de cette guerre (Le Monde du 28 décembre 2000). Aujourd'hui sexagénaires, la plupart ont appris à vivre avec ce passé souvent ignoré de leurs proches. Mais certains n'ont jamais remonté la pente : leurs sautes d'humeur, leurs phobies ont rendu la vie insupportable à leur entourage, précipitant les ruptures, l'isolement, voire la dégringolade sociale. "Beaucoup de SDF ont subi un traumatisme majeur à l'armée", a remarqué le neuropsychiatre Serge Bornstein lors du colloque organisé vendredi 3 et samedi 4 octobre à Paris sur le thème "Souffrances et mémoires".

En choisissant ce sujet pour sa première manifestation, la Société franco-algérienne de psychiatrie (SFAP), créée en 2002, est allée droit au but : dénoncer le déni de cette souffrance qui prévaut en France comme en Algérie et pèse sur les individus mais aussi sur les sociétés : racisme anti-maghrébin de ce côté de la Méditerranée, syndrome de violence sur l'autre rive. Plusieurs intervenants ont analysé l'actuelle guerre civile algérienne comme une répétition du cauchemar vécu voici près d'un demi-siècle, manifestation d'une névrose collective liée à la perpétuation, par le régime d'Alger, d'un récit héroïque falsifié de ce conflit qui fut aussi une guerre civile. Or, a souligné la psychanalyste Alice Cherki, la guérison suppose de "transformer la souffrance individuelle en une mémoire partageable par tous".

RÉTICENTS À SE SOIGNER

La SFAP a été créée par des psychiatres français et algériens, ces derniers s'étant réfugiés en France pour échapper aux violences des années 1990. Praticiens dans les hôpitaux, ils constatent chez leurs patients le poids des traumatismes de guerre. Pour leurs collègues demeurés en Algérie, ce type de troubles s'observe non seulement chez les anciens moudjahidines de la "guerre de libération", mais aussi parmi la population. La souffrance psychique des anciens s'est heurtée au mur d'une histoire officielle uniquement glorieuse. "Aucune évaluation de cette immense cohorte de cas cliniques n'a été entreprise", a déploré Nacéra Moussi, psychiatre à l'hôpital Boucebci d'Alger, en constatant, exemples à l'appui, "l'agonie psychique d'une grande partie des survivants"qui, à travers leurs enfants, vivent la répétition des violences et le naufrage de leurs idéaux de jeunesse. "Le colonialisme, puis la confiscation des idéaux démocratiques se sont superposés pour intégrer la peur et l'anxiété dans le tableau clinique de la société algérienne", a renchéri Tahar Absi, professeur de psychologie à Alger.

En France, le récent retour de mémoire déclenché par les confessions du général Aussaresses sur la torture a quelque peu déverrouillé la parole des anciens appelés. Devant le congrès, plusieurs témoignages ont montré que les harkis, les pieds-noirs et leurs descendants comptent aussi des traumatisés. Mais la plupart des malades sont réticents à l'idée de se soigner. Longtemps, rien ne les y a incités : ni le refus des autorités françaises, jusqu'à une loi de 1999, de reconnaître la réalité de la guerre d'Algérie, ni le système des pensions militaires, qui excluait les préjudices psychiques jusqu'en 1992. Et la situation évolue peu. Après avoir interrogé des membres de l'Association républicaine des anciens combattants (ARAC) relevant de "névrose traumatique", Marie-Odile Godard, psychanalyste et auteur de Rêves et traumatismes ou la longue nuit des rescapés (Editions Eres), a décrit le "fond d'horreur" commun à ces anciens soldats. "Certains continuent de dormir avec une arme à portée de la main, d'autres ont peur lorsqu'ils croisent un Arabe dans le métro", a-t-elle témoigné en soulignant la réticence des tribunaux spécialisés à accorder des pensions, et l'appel systématiquement interjeté par le secrétariat d'Etat aux anciens combattants contre les décisions favorables.

Comme elle, Mohamed Taleb, président de la SFAP, milite pour le lancement d'une étude épidémiologique et pour l'accès à des consultations gratuites, à l'image des Vet Centers ouverts aux Etats-Unis pour les "vétérans" du Vietnam. Mais un rapport remis fin 2002 se prononce contre une telle perspective. Ses auteurs jugent que de tels centres risqueraient d'entretenir le ressentiment des anciens appelés à l'encontre de l'Etat.

Philippe Bernard

Psychiatrie et traumatismes liés à la guerre d’Algérie / Pour lever la chape de silence

Le premier congrès franco-algérien intitulé «Souffrances et mémoires. La guerre d’Algérie 1954-1962» a été organisé, les 3 et 4 octobre, à l’hôpital européen Georges Pompidou à Paris, à l’initiative de la Société franco-algérienne de psychiatrie.

Pour la première fois, des psychiatres français et algériens se sont retrouvés autour d’un congrès entièrement consacré aux «états post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie et aux phénomènes complexes de la mémoire post-traumatique». Auxquels se sont joints des historiens, des anthropologues, des sociologues, des écrivains pour traiter des liens qu’entretiennent mémoire traumatique individuelle, collective et mémoire historique. Pourquoi ce silence 40 ans durant ?  La question est revenue à maintes reprises. Des mémoires sont marquées à vie par cette guerre meurtrière qui a causé des traumatismes psychiques importants. En France, les psychiatres, comme le reste de la société, ont subi la chape de silence, les patients eux-mêmes se taisaient, a-t-il été relevé. En Algérie, le problème n’était pas davantage abordé. Pour des raisons différentes.  Des témoignages comme ceux, très émouvants, de Maïssa Bey, dont le père a été assassiné par l’OAS, ou de Zahia Rahmani, fille de harki. ont montré combien les souffrances sont profondes et ont marqué des vies entières, des hommes, des femmes, mais aussi leurs enfants. Des communications d’historiens, de psychiatres, de psychologues… «C’est souvent, au détour d’une consultation pour d’autres troubles, que l’on découvre un traumatisme lié à la guerre d’Algérie», a-t-il été souligné. «Ce premier congrès franco-algérien devra tenter d’expliquer ce refoulement collectif et d’analyser sereinement les déterminants des conséquences psychotraumatiques de ces événements qui mirent tant de temps à se reconnaître pour ce qu’ils furent», souligne le professeur Frédéric Rouillon, un des trois présidents, avec les professeurs Henri Lôo et Kacha, de ce congrès.  Des questionnements. «Peut-être que la honte éprouvée montre qu’on n’était pas fiers de ce qu’on avait fait en Algérie et qu’on avait conscience que c’était mal. Cela a peut-être permis aux Français de ne pas s’engager dans de nouvelles erreurs. Quand on a beaucoup dit, comme l’on fait les Américains à propos de la guerre du Vietnam, on se sent dédouané et on peut recommencer», avance le professeur Rouillon… Mohamed Bedjaoui, président du Conseil constitutionnel, a souligné qu’ «à quelques exceptions près, l’Algérie, sortie de sa guerre de Libération nationale, n’a pas été une consommatrice goulue d’exhumations de corps, de procès retentissants, de plaques commémoratives ou de cérémonies incantatoires. Le devoir de tourner vite, très vite, la page, pour ne pas déstructurer notre être, compromettre notre politique de coopération et notre vision majeure d’un avenir confiant entre nos deux peuples, a pesé plus fort que la recherche de retombées politiques douteuses escomptées d’un étalage de traumatismes qui nous fait encore mal. En ma qualité de ministre de la Justice des débuts de l’indépendance, il m’est arrivé, au moins par deux fois de recevoir l’annonce par tel procureur général de la découverte à l’intérieur du pays de grands charniers imputables aux troupes coloniales d’après les témoignages des survivants et les preuves recueillies par ailleurs… J’ai veillé à ce que la discrétion la plus étanche fût observée pour éviter d’accroître la douleur et la haine. Et pourtant, nous savons tous que la victime [ne retrouve le respect d’elle-même (que)] lorsque la justice met un nom sur sa souffrance et punit son bourreau.» «Cette Année de l’Algérie a permis que des questions s’ouvrent… S’interroger sur le passé pour se projeter dans l’avenir. Il faut que les idées circulent», intervient une participante.

Par Nadjia Bouzeghrane

 FARID KACHA. Professeur en psychiatrie  / «Ne pas confondre histoire et mémoire»

Comment accueillez-vous ce congrès ?

C’est un premier congrès, il a permis un peu à des Français qui n’ont pas pu exprimer leurs souffrances de la guerre d’Algérie de le faire d’une manière scientifique ou un peu émotionnelle et affective. Cela nous a permis aussi de parler de l’histoire de manière un peu plus adaptée, de parler des souffrances. Une idée a été avancée, c’est celle de ne pas confondre mémoire et histoire. Ce ne sont pas les gens qui ont la mémoire des faits qui vont faire l’histoire. Ceux qui ont vécu les faits portent les sentiments, les anecdotes, les souffrances. L’histoire, il faut la laisser aux historiens qui prennent le recul nécessaire pour pouvoir voir le fil conducteur et inscrire l’histoire des familles, de ce qui s’est passé dans notre pays dans l’histoire de l’humanité.

Quelle est la part de la psychiatrie et du psychiatre dans ce travail d’inscription dans l’histoire?

Le psychiatre est un donneur de sens. Il donne du sens à un comportement qui n’en aurait pas. C’est en donnant du sens au comportement d’une personne qui souffre d’un traumatisme psychique que ce trouble va diminuer, parfois guérir, et permettre à l’environnement familial ou social de le tolérer et de lui permettre de s’exprimer.

Il a été dit qu’en Algérie les traumatismes causés par la guerre de Libération nationale n’ont pas été pris en compte. Comment vous expliquez cela ?

Après l’indépendance, et c’est ce qu’a dit Mohamed Bedjaoui, on a évité de parler des traumatismes, tant en France qu’en Algérie. Comme si on devait éviter de nuire à l’autre. Chacun devant éviter de détériorer plus des relations qui étaient déjà pas mal détériorées. C’est comme dans nos familles, où on évite de faire ressortir ce qui nous sépare pour maintenir l’union familiale. Comme si on ne doit pas dire ce qui fâche.

Et lorsqu’une personne se présente à une consultation ?

A l’échelle individuelle, on a toujours pris en charge ceux qui viennent demander de l’aide.

Le traumatisme lié à la guerre ressort-il dans les consultations ?

Il peut ressortir après un autre traumatisme, il peut apparaître aussi dans les insomnies, les cauchemars.Le silence en Algérie autour de ce problème reste tout de même inexplicable.

Les Algériens ont subi et souffert de la colonisation…

Oui, de manière générale, les Algériens ont été victimes de la colonisation et juste après l’indépendance, on leur a donné des biens, des taxis, des magasins, des pensions, mais on pensait que cela suffisait, on pensait que pour les gens qui manquaient de reconnaissance, il suffirait de leur donner des biens. Mais on ne leur a pas donné ou pas suffisamment d’écoute, d’aide psychologique. C’est depuis quelques années que l’on commence à réfléchir à ces questions-là, qu’on pense que la blessure n’est pas seulement physique et que la blessure psychologique est aussi importante. C’est relativement récent.

Quel est l’état des lieux de la prise en charge des souffrances post-traumatiques en Algérie ?

Nous allons devenir l’un des pays qui connaissent le mieux les réactions psychologiques post-traumatiques. Parce que nous avons eu, en plus des traumatismes de la guerre de libération, même si on les a un peu éludés, de nombreux traumatismes ces quinze dernières années : massacres collectifs, inondations, tremblement de terre, accidents.


Quels sont les dispositifs en vigueur?

Le ministère de la Santé avait proposé de créer des consultations spécifiques. Comme toutes les consultations sont saturées, il fallait permettre aux personnes et aux familles ayant subi des chocs post-traumatiques de trouver un lieu où elles pourraient parler de leur souffrance. Des consultations ont été créées autour d’Alger, dans toutes les zones où il y a eu des traumatismes psychologiques. Il y a des associations comme la SARP, SOS femmes en détresse... qui ont ouvert des consultations. Il y a eu aussi un mouvement de formation. Des formations ont été engagées par des grandes ONG, par des universitaires algériens. On a créé un CES de psychiatrie de catastrophe et d’urgence pour les médecins généralistes, des formations de thérapie familiale pour pouvoir retrouver des liens au sein des familles, par exemple. Toutes les catastrophes provoquent des ruptures de liens. Comment reconstituer des liens lorsqu’une famille a été détruite ou une société ? Dans le cas de massacres collectifs, chacun devient suspect pour l’autre. Il y a aussi une rupture de lien à l’intérieur de la société même. Reconstituer des liens, c’est valable à l’intérieur des familles, mais aussi dans la société.

Les échanges avec vos confrères à l’étranger semblent bien repartir?

En 2000, nous avons fait un premier congrès sur les troubles psychiques post-traumatiques à Alger. Nous avons invité des spécialistes de plusieurs pays, il y a eu le Congrès international sur le terrorisme au Club des Pins. On commence à s’ouvrir, depuis 2000, à l’extérieur et on demande aux gens de venir discuter avec nous parce que nous avons nous-mêmes une expérience et nous voulons la confronter à tous ceux qui ont une connaissance sur le sujet. Cela nous permet aussi d’être cathartiques de parler de nos malheurs et, quelque part, de les exorciser. Quand on entend les gens parler de leur souffrance, c’est difficile de rester de marbre. On participe à la douleur.

Par N. B.

“Mémoires et souffrances” Thème du 1er congrès de la société franco-algérienne de psychiatrie

EL MOUDJAHID   Le : Mercredi 24 septembre 2003

La Société franco-algérienne de psychiatrie (SFAP) tiendra, les 3 et 4 octobre prochain à Paris son 1er congrès placé sous le thème générique : “Mémoires et souffrances”. Cette rencontre scientifique inscrite dans le cadre de “Djazaïr, une Année de l’Algérie en France”, regroupera, au sein de l’auditorium de l’hôpital européen “Georges Pompidou” des représentants des communautés médicales algérienne et française aux côtés de spécialistes d’horizons divers (historiens, écrivains, philosophes, sociologues, anthropologues).

Deux jours durant, cette assistance pluridisciplinaire aura à débattre et à développer plusieurs questions ayant trait à deux axes principaux.  Le premier sera consacré aux “psychotraumatismes liés à la guerre de Libération nationale”, le second s’articulera autour des phénomènes complexes de la mémoire post-traumatique.
Ces deux axes seront traité au travers d’une vingtaine de communications dont celle de l’historien Benjamin Stora sur “France-Algérie : de la mémoire à l’histoire”, du Pr Louis Grocq (psychiatre) sur “la fausse mémoire et syndrome de répétition”, de Mme Maïssa Bey (écrivaine) sur les “cicatrices de l’histoire”. “Modélisation de l’état de stress post-traumatique” du Pr Mohamed Boudef (chef de service psychiatrie à Annaba), “Franz Fanon et le psychotraumatisme” de Pr Mohamed Chekali (psychiatre d’Alger), “Souffrance mémoires et Guerre d’Algérie” de Mme Claire Mauss-Copeaux, historienne,  “Le traumatisme culturel de la colonisation” du Pr Slimane Medhar (universitaire d’Alger), sont des communications qui figurent parmi la vingtaine au programme de ce 1er congrès. Les travaux des trois autres ateliers seront centrés sur “violence, toxicomane et comportements suicidaires”, sur les “phénomènes psycho-traumatiques”, et sur “la psychiatrie coloniale en Algérie”. Pour les organisateurs, “il s’agit de la première rencontre de psychiatrie entièrement consacré à ce chapitre de l’histoire des deux pays”.

Troubles post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie / Pour la première fois, un congrès de psychiatrie

Le premier congrès franco-algérien consacré aux états post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie et aux phénomènes complexes de la mémoire post-traumatique se tiendra les 3 et 4 octobre 2003 à l’Auditorium de l’hôpital européen Georges Pompidou à Paris. L’initiative de ce congrès, qui intervient à l’occasion de Djazaïr 2003, revient à la Société franco-algérienne de psychiatrie.


Il s’agit de la première rencontre de psychiatrie entièrement consacrée à ce chapitre — douloureux — de l’histoire des deux pays. Quelque 330 psychiatres, dont une cinquantaine exerçant en Algérie, devront y prendre part. Aux côtés des praticiens de la santé mentale seront également présents des historiens, des sociologues, des écrivains, car la mémoire historique, sociale, politique est tout aussi importante pour comprendre ces problèmes. Le congrès qui sera présidé par les Prs Henri Lôo, Farid Kacha et Frédéric Rouillon sera articulé autour de principaux axes : le premier sera consacré aux psychotraumatismes liés à la guerre d’Algérie et à leur devenir. Le 2e axe fera intervenir d’autres disciplines et traitera des liens qu’entretiennent mémoire traumatique individuelle, collective et mémoire historique. Il existe un énorme vide de la mémoire psychiatrique sur les troubles post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie tant en Algérie qu’en France, nous affirme le Dr Taleb, président de la Société franco-algérienne de psychiatrie et c’est la première fois qu’un congrès de psychiatrie est intégralement consacré à ce problème. «On sait ce que les guerres, en général, engendrent comme troubles, mais en ce qui concerne plus particulièrement la guerre d’Algérie, il y a très peu de travaux, tant en France qu’en Algérie. Pourquoi ce silence 40 ans durant ? Des mémoires sont marquées à vie par cette guerre meurtrière qui a causé des traumatismes psychiques importants. C’est ce que nous tenterons de comprendre lors des assises du congrès». Le psychiatre ajoute : «J’ai compté sur les doigts d’une main le nombre d’études qui sont consacrées aux conséquences post-traumatiques liées à la guerre d’Algérie. Du côté algérien, il n’y a aucun travail. A cela différentes raisons, économiques, un contexte politique et social… Il est significatif que dans la nomenclature que reçoivent les psychiatres pour établir le taux d’invalidité des anciens moudjahidine, cette psychopathologie ne figure pas, la nomenclature fait seulement référence aux traumatismes crâniens. En France, les psychiatres, comme le reste de la société, ont subi la chape de silence, les patients eux-mêmes se taisaient. C’est souvent, au détour d’une consultation pour d’autres troubles que l’on découvre un traumatisme lié à la guerre d’Algérie. Si l’on commence à chercher, on sera impressionné par le nombre de personnes concernées, pas uniquement chez les militaires, mais également parmi les populations civiles.» Le Pr Frédéric Rouillon, dans une note d’introduction, relève, pour sa part : «Alors que la réflexion clinique sur le psychotraumatisme occupe depuis toujours le champ de la psychopathologie, les conséquences médico-psychologiques de la guerre d’Algérie semblent ne pas pouvoir s’exprimer. Pourtant, les victimes civiles de catastrophes, les militaires exposés à des faits de guerre, les réfugiés, les transplantés… sont l’objet d’une bienveillante attention de la part des professionnels de la santé mentale, et des milliers de publications scientifiques leur sont consacrées. Le travail de mémoire souffrirait-il d’amnésie sélective ? Ce premier congrès franco-algérien devra donc tenter d’expliquer ce refoulement collectif et d’analyser sereinement les déterminants des conséquences psychotraumatiques de ces événements qui mirent tant de temps à se reconnaître pour ce qu’ils furent…» Les initiateurs de ce congrès souhaitent lui donner comme suite et prolongement un véritable travail épidémiologique aussi bien en France qu’en Algérie.


Par Nadjia Bouzeghrane

El Watan 01 octobre 2003

LE MONDE | 27.12.00 |

ÉDITORIAL

Mémoires blessées

Le devoir de mémoire, si souvent invoqué pour appeler la société française à faire la lumière sur les zones obscures de son histoire, ne relève pas seulement d´un impératif moral, il participe aussi, dans bien des cas, d´une obligation thérapeutique, afin de permettre à ceux qui ont vécu ces événements douloureux de se libérer du poids de leur passé.

Le retour de la guerre d´Algérie dans le débat public atteste une fois de plus l´importance de ce travail d´anamnèse : selon notre enquête (lire page 8) 350 000 anciens combattants français d´Algérie souffriraient de troubles psychiques liés à la guerre ; longtemps après, ces hommes qui furent les acteurs et les témoins d´horreurs répétées ne s´en remettent toujours pas.

Le philosophe Paul Ricœur estime, dans son livre récent La Mémoire, l´oubli, l´histoire, qu´“ on peut légitimement parler de mémoire blessée, voire malade ” et qu´en témoignent des expressions courantes telles que “ traumatisme ” ou “ cicatrice ”. Il se réfère à deux textes de Freud qui montrent comment le travail de remémoration peut réconcilier l´homme souffrant avec lui-même en l´autorisant à établir “ un rapport véridique avec son passé ”, ou comment le travail de deuil, en se faisant travail du souvenir, le délivre du “ désastre de la mélancolie ”.

Le “ traumatisme ” de la guerre d´Algérie et les “ cicatrices ” qu´elle a laissées, de part et d´autre de la Méditerranée, sont un bon exemple de cette relation pathologique et des troubles que celle-ci entraîne. Pour en sortir enfin après quarante ans, ou presque, de silence contraint, il importe que la cure ne se limite pas aux individus, si nombreux soient-ils, dont la vie a été bouleversée par le conflit, il faut qu´elle soit prise en charge par la nation tout entière. Car c´est bien la mémoire collective de la France qui est blessée, malade du non-dit persistant et de l´impossible oubli.

De ce point de vue, la responsabilité des autorités françaises est lourdement engagée. Cette responsabilité, les deux têtes de l´exécutif ne paraissent pas aujourd´hui résolues à l´assumer. Jacques Chirac a préféré s´en remettre au temps qui passe en déclarant, au cours de son intervention télévisée du 14 décembre, qu´il ne fallait pas “ créer d´événement qui pourrait raviver les plaies du passé ”.

Quant à Lionel Jospin, il a d´abord semblé prêt à s´associer à cette “

 œuvre de mémoire ” en apportant son soutien, le 4 novembre, lors d´un dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France, à l´appel de douze intellectuels pour la reconnaissance et la condamnation de l´utilisation de la torture en Algérie ; mais il s´est contenté ensuite de renvoyer au travail des historiens sans que l´Etat lui-même fasse le moindre geste ni que soit réglée la difficile question de l´accès aux archives les plus sensibles.

Ces prudences ne sont plus acceptables. On attend des pouvoirs publics l´expression d´une réelle volonté politique dans ce nécessaire travail de mémoire.

 

LE MONDE.FR | 27.12.00 |

350 000 anciens d’Algérie souffriraient de troubles psychiques liés à la guerre Cette estimation repose sur un parallèle avec des études américaines sur la guerre du Vietnam. Elle est confirmée par plusieurs psychiatres. Crises d’angoisse, cauchemars : un vétéran sur quatre revit, quarante ans après, les exactions vues, subies ou commises.

Comment mesurer la souffrance psychique de toute une catégorie de population quand celle-ci n’a jamais fait l’objet de la moindre enquête officielle en quarante ans ? Si les blessures psychiques sont d’autant plus douloureuses à vivre qu’elles sont invisibles, celles des anciens d’Algérie le sont davantage encore par la nature même de cette guerre : une « opération de maintien de l’ordre » (ainsi nommée jusqu’en 1999), qui a tout de même fait quelque 30 000 morts côté français et entre 300 000 et un million (suivant les sources) côté algérien dans ce qui l’a traumatisée autrefois », insiste Marie-Odile Godard.

Médecin généraliste dans le Finistère et conseil de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (Fnaca) dans ce département, le docteur Jean-Louis Guéguen explique que, sur dix anciens d’Algérie qui auraient nécessité un soutien psychothérapeutique, deux seulement se sont laissé convaincre. Même constat du psychiatre Bernard Sigg, célèbre pour son opposition retentissante à la guerre d’Algérie en 1960. Aujourd’hui vice-président de l’Association républicaine des anciens combattants et victimes de guerre (ARAC), l’auteur du livre Le Silence et la Honte (Messidor) souligne que les anciens appelés préfèrent taire leurs angoisses. « Leur principal médicament, c’est l’alcool. L’alcool pour oublier la peur. La peur, toujours la peur. Je ne cesse d’entendre ce mot. » Peur des embuscades, peur du copain qu’on risque de découvrir horriblement mutilé, le sexe coupé et placé dans la bouche, mais peur aussi des supérieurs dans une ambiance permanente de stress et d’extrême violence, si ce n’est de sadisme, en particulier de la part des DOP (détachements opérationnels de protection), ces unités chargées de pratiquer la torture de façon « professionnelle » sur les prisonniers algériens. « Les appelés redoutaient les conséquences de leur résistance ou de leur refus, surtout à l’égard de la question de la torture, souligne Mme Godard. Tous, absolument tous, ont au minimum entendu ou vu pratiquer la torture. Leur grand drame, me disent-ils aujourd’hui, c’est de n’avoir pas su dire non à l’époque. D’avoir eu vingt ans et de n’avoir pas su réagir. »

Comment guérir ces « blessés de l’âme », souvent accablés par le poids de la culpabilité ou de la honte ? « D’abord par la reconnaissance de leur drame », répondent deux des plus grands noms de la psychiatrie militaire, les médecins généraux Claude Barrois et Louis Crocq, auteurs d’ouvrages de référence (respectivement Les Névroses traumatiques, Dunod, et Les Traumatismes psychiques de guerre, Odile Jacob). La substitution à l’expression « maintien de l’ordre » du mot « guerre », il y a deux ans, a été une première étape. L’obtention – difficile – d’une pension d’invalidité est une autre forme de reconnaissance, non négligeable par son effet symbolique autant que financier, soulignent ces deux psychiatres.

Mais l’accès à un suivi médico-thérapeutique gratuit reste la principale revendication de ceux qui côtoient les anciens d’Algérie. L’ouverture de centres de consultations de proximité, à l’image des Vet Centers américains, moins intimidants que l’hôpital, serait une avancée majeure. « Ceux qui le veulent pourraient venir parler, de façon anonyme, au besoin avec leur famille, et accoucher de cette douleur qui les écrase depuis trop longtemps », plaide l’avocate Jacqueline Thabeault-Alcandre, spécialiste en droit des pensions militaires d’invalidité. Auparavant, il faudrait qu’on ait enfin réalisé une enquête épidémiologique sur les anciens d’Algérie, réclamée depuis des années par les professeurs Barrois et Crocq, ainsi que par les associations. Qu’on affronte enfin le problème de façon scientifique, pour mieux le résoudre. « Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard, ni pour les soins ni pour mener une enquête objective », assure le professeur Crocq.

Le secrétaire d’Etat Jean-Pierre Masseret indique que telle est son intention, même s’il n’est pas tout à fait convaincu de la nécessité de Vet Centers à la française. Les bénéficiaires en seraient pourtant non seulement les anciens d’Algérie, mais tous ceux qui, en Irak, en Bosnie, au Kosovo ou ailleurs, ont eu un jour le malheur de voir leur vie basculer.

Fl. B.

L'exemple américain des Vet Centers

Implantés dans des galeries commerciales ou à proximité des universités, à cause de leur facilité d´accès, les Vet Centers sont des centres de consultation destinés aux vétérans de la guerre du Vietnam (août 1964 - janvier 1973) souffrant de troubles psychiques, souhaitant se faire aider mais sans être considérés comme des malades mentaux. Le premier des Vet Centers a ouvert ses portes en octobre 1979 et a aussitôt connu un succès foudroyant. Il existe aujourd´hui presque 200 de ces centres, répartis sur tout le territoire américain et accessibles aux vétérans comme à leur famille. Des psychiatres et psychologues autant que des assistants sociaux, des orientateurs professionnels ou des conseillers juridiques y travaillent, pour un budget annuel de 47 millions de dollars. Le gouvernement américain estime qu´entre 560 000 et 800 000 anciens du Vietnam, soit un sur quatre, souffrent de PTSD (post traumatic stress disorder), équivalent de la “ névrose traumatique ”, blessure psychique très spécifique.

 

LE MONDE | 23.06.00 | La mémoire meurtrie

CHAQUE FOIS qu'un face-à-face met en présence l'Algérie et son ancienne puissance tutélaire, on se prend à espérer, tout au moins côté algérien, un propos français de nature à adoucir la blessure jamais guérie de la colonisation. Encore une fois, cet espoir est déçu. Comment pouvait-il en être autrement ? La mémoire algérienne est meurtrie, non seulement par l'humiliation d'un trop long servage, mais encore par le tissu de mensonges qui lui est servi depuis quarante ans par ceux qui se sont institués détenteurs de l'Histoire.

Elle recherche son salut dans un impossible oubli, voire dans un nihilisme vengeur qui nourrit sa pulsion suicidaire. Elle traite son passé par l'ironie ou un mutisme qui peut être perçu comme une preuve de culpabilité vis-à-vis des autres acteurs de la guerre de libération, harkis et pieds-noirs, qui sont ainsi confortés dans un statut de victimes, promptes à se parer du manteau de l'innocence châtiée.

Et pourtant, quel long martyrologe que celui du peuple algérien ! Des « enfumages » à grande échelle à la famine (1926 : 26 % de la population indigène disparaît. La faute à la météo ? Non. La faute aux regroupements forcés des paysans dans des villages, qui les ont empêchés de procéder aux travaux d'agriculture), des massacres de Sétif à l'institutionnalisation de la torture.

Cette souffrance est cependant indicible. La revendiquer revient à faire remonter à la surface un temps où ce peuple, volontiers macho et bravache, s'est mis en situation de subir ce sort, un temps où ce peuple, volontiers fier-à-bras, a marché en courbant l'échine, un temps où ce peuple rebelle à toute autorité a dû apprendre la cautèle des servants empressés.

Face à ce silence rugit la faconde des inconsolables de l'Algérie française, s'impose la mythologie des défricheurs de terres vierges imposée par l'iconographie coloniale. Les Algériens en sont même arrivés à intégrer cette vision et à se persuader qu'ils n'ont pu être traités ainsi que parce qu'ils constituaient un ramassis de peuplades à l'état sauvage, indignes de ce grand pays dont la nature les a dotés et qu'ils ont été incapables de développer.

Qui dira que le fameux coup d'éventail du dey d'Alger au consul de France qui a conduit à l'invasion du territoire avait pour origine une dette de blé non honorée par la France ? Cette terre en friche exportait donc du blé ! Qui dira que cette créance était détenue par les frères Bakri, négociants juifs ? Ce régime arriéré et sectaire protégeait donc les intérêts de ses sujets, fussent-ils juifs !

La rencontre entre l'Algérie et la France est encore une rencontre entre une souffrance aussi profuse qu'indicible et une bonne foi aussi bruyante qu'inoxydable. En ces temps de repentance, le meilleur service que pourrait rendre la France à l'Algérie n'est pas d'ordre économique ou politique mais symbolique. Des dizaines de milliers d'Algériens sont morts pour la grandeur de la France sur les champs de bataille de Verdun ou de Monte Cassino, des centaines de milliers d'Algériens sont morts dans leur quête de dignité humaine.

Aujourd'hui encore, ce peuple, à la recherche d'une impossible paix avec lui-même, désireux d'en finir avec la haine de soi imposée par une histoire humiliante, n'est pas sorti de ses convulsions. La France gagnerait en grandeur en l'aidant dans son entreprise de réconciliation avec lui-même, en reconnaissant cette zone d'ombre que constitue son passé colonial. En participant à la réévaluation de cette période, elle reconnaîtrait que ses stigmates ne sont pas complètement étrangers au drame interminable qui se déroule sur l'autre rive.

par Brahim Senouci

Brahim Senouci enseigne la physique à l'IUT de Sarcelles.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.06.00

MAURICE T. MASCHINO

LE MONDE DIPLOMATIQUE | FÉVRIER 2001 | Pages 8 et 9

 

LA COLONISATION TELLE QU'ON L'ENSEIGNE


L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie

IL aura fallu près de quarante ans pour que s'engage enfin en France le débat sur la torture durant la guerre d'Algérie (1954-1962), pour que l'on accepte d'écouter les voix meurtries des victimes. Avec bien des embarras et des et malgré les réticences, voire les entraves des autorités officielles, tant il est difficile de revenir sur cette « guerre sans nom », enfouie au plus profond des mémoires. Tant il est difficile aussi de lever le voile qui s'est abattu sur l'histoire coloniale et ses innombrables crimes, cette histoire que les manuels scolaires présentent toujours comme « une belle aventure intellectuelle » dont le bilan serait « globalement positif ».

Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression de l'opposition de gauche, la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie.

Décembre 2000 : devant l'émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la torture, le premier ministre estime qu'il s'agit là de « dévoiements minoritaires ». Première contrevérité. Mais il n'est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces « dévoiements » : deuxième contrevérité... Contrairement à son engagement du 27 juillet I997, et sauf dérogation durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.

1957-2001 : depuis quarante-quatre ans, de Guy Mollet à M. Lionel Jospin, la France officielle vit dans la culture du mensonge. Fait mine de vouloir s'informer et bloque le libre accès à l'information. Avoue à demi (« La France a éprouvé quelque difficulté à regarder sa propre histoire avec lucidité », dit M. Jospin), puis se rétracte.

Et ne veut rien savoir. Ou le moins possible. Et, lorsqu'un général déclare au journal télévisé de 20 heures qu'il a, de sa propre main, et au mépris de toutes les lois de la guerre, exécuté froidement vingt-quatre prisonniers algériens, fait la sourde oreille.

Au demeurant, sans le moindre remords. Si forte aussi est la conviction, largement partagée par les citoyens, y compris des historiens et des enseignants, que, malgré d'inévitables et « regrettables » « bavures », la France a beaucoup apporté - des routes, des hôpitaux, des écoles, comme on sait... - aux peuples qu'elle a soumis.

« Oui, la colonisation a eu du positif, affirme B.D., professeur en classe préparatoire dans l'un des deux lycées parisiens où se concentre l'élite de demain. On a quand même légué à l'Algérie des infrastructures modernes, un système éducatif, des bibliothèques, des centres sociaux... Il n'y avait que 10 % d'étudiants algériens en 1962 ? C'est peu, bien sûr, mais ce n'est pas rien ! »

Bonne conscience des uns, mauvaise foi des autres : c'est dans cette atmosphère d'autosatisfaction, de déni permanent et d'occultation à tout prix d'une réalité épouvantable (lorsqu'on l'examine sans lunettes tricolores) que s'inscrit, dans les écoles, l'enseignement de l'histoire. Chapeauté par un pouvoir politique, tous partis confondus, qui entend maintenir les citoyens dans l'ignorance, tout en leur faisant croire qu'il les informe, cet enseignement est incapable d'instruire les jeunes sur les réalités du système colonial - la négation absolue qu'il représente de l'être humain comme des valeurs proclamées de la République - pas davantage qu'il ne leur permet de comprendre ce que, jusqu'au 10 août 1999, on se refusait, officiellement, à appeler une guerre.

Instructions ministérielles, programmes, horaires, manuels, tout l'arsenal pédagogique est mis en oeuvre pour que les élèves des écoles, des collèges et des lycées en sachent le moins possible.

Tout commence dès l'école élémentaire. Où l'instituteur doit survoler en cinq ans deux mille ans d'histoire. « La colonisation ? Oui, j'en parle, très vite, dit l'un d'eux. Mais les photos du livre complètent le cours. » Ou le contredisent (éventuellement) : presque toutes donnent une image positive de l'occupation française. Algérie 1860, de gentils petits « indigènes » boivent la parole du maître, des colons mettent en valeur des terres (Hachette [1]).

L'instituteur, sans doute, peut en faire un commentaire critique, mais, le plus souvent, il ne veut pas « choquer » de « jeunes esprits », et, comme le reconnaît notre interlocuteur, « on n'insiste pas trop sur les mauvais côtés de la colonisation ». Nul doute que ces « côtés »-là sont vite oubliés, d'autant plus qu'aucune photo - enfumades de Bugeaud, coups de matraque, enfants loqueteux, gourbis misérables - n'en donne la moindre idée.

En guise d'histoire, de la propagande. La plus grossière qui soit. La plus cynique. Autant par ce qu'elle tait que par ce qu'elle célèbre : rien n'est dit aux élèves, qui étudient en 4e « le partage du monde », des pillages et exactions de toutes sortes auxquels ce partage a donné lieu ; tout les incite, au contraire, à admirer la belle « aventure intellectuelle » qu'a représentée pour les Européens l'exploration du monde du XIXe siècle. « On sera attentif, précisent les instructions officielles de 1995, aux aspects culturels du phénomène : développement des sociétés de géographie, essor de l'ethnologie (2)... » De l'utilité du « bon sauvage »...

Des programmes réduits et réducteurs

MIS en condition par leurs années d'école et de collège, les élèves sont prêts, au lycée, à accepter sans le moindre esprit critique (puisqu'on a tout fait pour l'étouffer) la version tronquée, expurgée et globalement propre de la guerre d'Algérie.

A condition, naturellement, que l'enseignant la prenne comme objet d'étude. La guerre d'Algérie n'est pas expressément mentionnée dans le programme de 3e, ou dans cette partie du programme, elle-même réduite à la portion congrue, qui permet de l'aborder : « De la guerre froide au monde d'aujourd'hui (relations Est-Ouest, décolonisation, éclatement du monde communiste). »

« Les programmes actuels sont beaucoup plus réduits, et réducteurs, que les précédents, constate O.D., professeur agrégé. Loin de former un chapitre à part, la décolonisation ne représente plus qu'un paragraphe dans l'étude des relations internationales de 1945 à nos jours. Autrement dit, presque rien. Quel temps peut-on consacrer à la guerre d'Algérie lorsqu'on doit expliquer la conférence de Bandung, la décolonisation de l'Inde, de l'Indonésie, de l'Indochine ? Une heure, c'est déjà beaucoup, et les manuels sont très succincts : conformes aux programmes de 1989, les nouveaux accordent moins de place à la décolonisation qu'à la colonisation et à la seconde guerre mondiale. »

Sur la table, dans la « salle des profs », quelques spécimens. « En Algérie, la répression et la guerre (1954-1962) répondent à la guérilla menée par le FLN » (Bréal, 3e). Mais pourquoi cette « guérilla » ? La chronologie, dans la partie « documents », n'explique rien, et pas davantage les extraits d'un discours de Bigeard. Le Magnard fait encore mieux : dans la partie « cours », il « liquide » en cinq lignes la guerre d'Algérie et publie comme « documents » quatre photos peu suggestives (par exemple, un bureau de vote à Alger en 1962).

École élémentaire, collège, lycée : austérité jospinienne oblige - le régime maigre, pour tous, est de rigueur.

Les « terminales » ne sont pas mieux servis. Et ne sont même pas en état, pour la plupart, d'entendre les propos sensés qu'un enseignant, éventuellement, peut leur tenir : le matraquage idéologique auquel ils ont été soumis les années précédentes les rend souvent insensibles à un contre-discours. « Seuls ceux dont la famille a été touchée posent des questions, observe G.R., professeur agrégé dans un lycée de province. Les autres prennent des notes, gentiment. Comme j'en prenais quand, en classe, on me parlait de la guerre de 14... »

Abreuvés d'images qui célèbrent, même si elles ne la nomment pas, la « mission civilisatrice » de la « métropole », ignorant presque tout des profits (matériels, symboliques) que « métropolitains » et colons tiraient de l'exploitation du peuple algérien, n'ayant jamais eu l'occasion d'analyser le système colonial dans ses manifestations « concrètes », telles que les ont subies les colonisés (racisme - dont aucun manuel, excepté le Bréal de terminale, ne dit mot -, injustices de toutes sortes, inégalités économiques, sociales, politiques, culturelles), ils ne sont pas à même de comprendre pour quelles raisons, sinon leur « fanatisme » ou leur « ingratitude », les « musulmans » se sont révoltés, ni pourquoi la France s'est opposée si violemment à leur « émancipation », comme disent pudiquement les livres de classe.

« Comme les Algériens n'apparaissent pas dans leur condition d'"indigènes" et leur statut de sous-citoyens, comme l'histoire du mouvement nationaliste n'est jamais évoquée, comme aucune des grandes figures de la résistance - Messali Hadj, Ferhat Abbas - n'émerge ni ne retient l'attention, dit Benjamin Stora, bref, comme on n'explique pas aux élèves ce qu'a été la colonisation, on les rend incapables de comprendre pourquoi il y a eu décolonisation. »

« C'est vrai, admet Jean-Pierre Rioux, inspecteur général d'histoire, la décolonisation arrive un peu ex-abrupto. Mais rien n'interdit au professeur de combler les lacunes. » Rien non plus ne l'y oblige ; tout l'incite, au contraire - et d'abord, la façon même, quasi clandestine, dont la guerre d'Algérie s'insère dans le programme -, à ne pas s'attarder sur une question « mineure ».

De la même manière qu'en 3e, et selon la même logique de désinformation, ou d'information au rabais qui sévit dans l'ensemble des programmes d'histoire, la guerre d'Algérie n'est pas l'objet, en terminale, d'un chapitre particulier.

Elle n'est même mentionnée, comme telle, dans aucune des sections du programme - le monde de 1939 à nos jours. « Elle est repoussée dans les coins », constate l'historien Gilles Manceron. Marginalisée. Etudiée éventuellement comme exemple dans la rubrique Emancipation des peuples colonisés (« Certains collègues l'expédient en quelques mots et préfèrent insister sur l'Inde ou l'Indonésie », assure L.P., professeur agrégé), elle peut aussi être abordée en rapport avec la fin de la IVe République, c'est-à-dire comme une affaire française (qui a mal tourné) et dans une perspective avant tout hexagonale. « On a pour mission de présenter aux élèves un paysage vu du côté français », confirme l'inspecteur général Rioux.

Ne pas surcharger l'élève de mauvais souvenirs

IL n'est donc pas étonnant que beaucoup d'enseignants ne s'y attardent pas. Non (ou pas seulement) à cause du manque de temps et de la surcharge des programmes, mais parce que ce paysage-là n'est pas particulièrement plaisant à contempler. Evoquer les horreurs que l'armée française a commises, la lâcheté et la duplicité des divers gouvernements, les compromissions des partis, de gauche comme de droite, en gêne plus d'un : « La guerre d'Algérie n'est pas très bien placée dans une vision du politiquement correct qui découlerait tout entier du plus jamais ça après Auschwitz », convient l'inspecteur général Rioux, qui ne semble pas souhaiter, au demeurant, qu'on s'y arrête trop longtemps.

Et de poursuivre : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou le Kosovo ? C'est un peu sans fin. Et au détriment d'aspects plus flatteurs ou plus positifs du siècle. Nous n'attirons pas assez l'attention des élèves sur ce qu'a été le développement des médias ou le développement des sciences et des techniques Je ne suis pas sûr qu'on prépare bien les jeunes à comprendre des révolutions du type Internet. Et puis, il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. C'est aussi important qu'un long épilogue sur la guerre d'Algérie. »

Affaire entendue - et classée : comme les élèves ne doivent pas être « les otages du devoir de mémoire », selon l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, il n'est donc pas question de les surcharger de (mauvais) souvenirs. Et le mieux (dans cette optique) est de s'en tenir aux quelques repères, toujours très maigres, que proposent les manuels.

Légèrement retouchés, ils parlent bien de guerre. Mais, comme effrayés de leur audace, ils n'en disent pas plus : de quelle guerre s'agit-il ? D'une guerre de libération ? Impensable dans une perspective française, la seule retenue. D'une guerre de reconquête coloniale ? Assurément, mais l'expression est gênante, et trop parlante. Excepté le Bréal - le seul qui n'ait pas peur des mots et soit d'une honnêteté remarquable : « Du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », annonce le titre du chapitre sur la guerre d'Algérie -, tous les autres s'en tiennent à un prudent clair-obscur.

La même ambiguïté concerne les combattants. Si l'on ne sait pas de quelle guerre il s'agit, on ne sait pas davantage qui se bat : les termes qu'on emploie tout naturellement lorsqu'on traite de la seconde guerre mondiale (les Allemands, les SS, l'occupant / les Français, les résistants) sont évidemment bannis. « L'occupant ? s'insurge une professeure agrégée. Mais vous perdez la tête ! L'occupant, c'est Klaus Barbie à Lyon. » Et Massu à Alger, non ? « Ah non, dit-elle en s'étouffant presque, vous exagérez ! Pourquoi vouloir assimiler la colonisation à autre chose ? »

Mais que les manuels assimilent implicitement la guerre d'Algérie à une croisade ne la choque pas outre mesure : « Les mots qui reviennent le plus souvent - les Européens, les musulmans - ne sont pas très exacts, j'en conviens, mais ce sont les plus commodes. » Les plus commodes, en effet, pour brouiller les cartes et diaboliser l'ennemi : comment s'identifier à des musulmans, quand, à l'école primaire, on a pris parti pour Charles Martel ?

Ni maquisards, ni résistants, ni patriotes

LE vocabulaire des manuels manque totalement de rigueur et d'honnêteté, prête constamment à confusion, mêle les genres (le politique et le psychologique) : l'un parle de « séparation douloureuse » (Hachette) - mais « douloureuse » pour qui ? l'autre, de « déchirements coloniaux » (Magnard), tel autre, d'indépendance « arrachée », avec guillemets, tandis qu'un quatrième, plus audacieux, n'en met pas. Presque tous éprouvent les plus grandes difficultés à nommer clairement cette guerre, sa finalité, ceux qu'elle confronte : aux Européens, aux colons, aux parachutistes s'opposent des musulmans, des fellaghas, des terroristes - jamais des maquisards, des résistants, des patriotes.

Les manuels sont tout aussi mal à l'aise quand il s'agit de nommer les faits. La plupart s'en tiennent au minimum, très peu évoquent les massacres de Sétif en 1945, encore moins le carnage de Philippeville en août 1955 et, entre le 1er novembre 1954 (« Toussaint rouge », « insurrection », « vague d'attentats ») et les accords d'Evian, citent, de la façon la plus neutre, la plus plate, les épisodes majeurs de la guerre : bataille d'Alger, chute de la IVe République, arrivée au pouvoir de de Gaulle, putsch des généraux, OAS, « retour des pieds-noirs ».

Presque tous évoquent la torture, mais la minimisent : « Certains militaires utilisent la torture » (Hatier), les massacres d'Européens entraînent une répression très dure « et même des tortures de la part de l'armée » (Belin). C'est regrettable, mais l'armée y est « contrainte » (Hachette), et comme il s'agit d'« arracher des renseignements » (Istra, Nathan), de « démonter les réseaux du FLN » (Hatier) et d'empêcher des attentats (presque toujours cités dans la même phrase où l'on parle des tortures), la fin, somme toute, justifie les moyens.

Ce n'est certes pas écrit noir sur blanc, c'est suggéré : loin de faire réfléchir les élèves sur le scandale d'une République qui foule aux pieds ses valeurs, les manuels font le dos rond, excusent quasiment, quand ils ne s'efforcent pas de justifier ou de légitimer ce qu'ils présentent presque tous comme un mal nécessaire, mais efficace : « Les paras brisent par la torture les réseaux du FLN » (Magnard). Les voilà donc absous : de tortionnaires, ils deviennent des Tarzans au grand cœur.

Gênés, d'autres emploient des euphémismes et disent sans dire : « Le FLN est malmené » (« bataille d'Alger »). « On est bien obligé de tenir compte des groupes de pression, du lobby de l'armée, par exemple, qui est très fort », explique un responsable éditorial des éditions Hachette, qui « assume », comme il dit, la phrase incriminée : « Nous avons fait le choix de ne pas citer la torture, qui est un sujet polémique. Un manuel n'est pas une tribune... On ne s'interdit pas de citer les faits, naturellement, mais il y a trois ans, quand le manuel a été écrit, donc avant le livre et les aveux de Massu, la torture n'était pas encore un fait historique. »

Un cas particulier, ce manuel ? Sur la torture, oui. Mais la plupart des autres choisissent tout autant leurs faits. Très discrets sur les raisons de cette guerre (ils invoquent plus volontiers l'opposition des Etats-Unis et de l'Union soviétique au maintien de la présence française en Algérie que les horreurs du colonialisme), très circonspects sur le déroulement des opérations (ratissages de mechtas, exécutions sommaires, napalm sur les Aurès, camps de regroupement ne sont pas évoqués), très avares de chiffres (aucun ne précise que plus de deux millions d'appelés ont été envoyés en Algérie), ils ne disent presque rien de l'opposition française à la reconquête.

Quelques-uns citent la démission du général de Bollardière, publient, dans la partie « documents » (ce qui évite de commenter), le « Manifeste des 121 » (3), signalent La Question, d'Henri Alleg. Mais aucun ne présente des extraits du Déserteur, de Maurienne, ou du Désert à l'aube, de Noël Favrelière, aucun ne rappelle la lettre-réquisitoire de Sartre au procès Jeanson (ici ou là, une vague allusion aux « porteurs de valises »), aucun ne mentionne les 269 saisies de livres et journaux en « métropole » (586 en Algérie), ni les films interdits (4), aucun n'analyse cette extraordinaire manipulation de l'opinion à laquelle se sont livrés, pendant huit ans, les différents gouvernements de la République : fausses promesses, mensonges, dénis - les « historiens » scolaires ne connaissent pas.

Aucun, enfin, ne prête attention aux conséquences, politiques, humaines, en France comme en Algérie, de la guerre : à la trappe les harkis, les pieds-noirs, les rappelés et leurs traumatismes, les centaines de milliers d'Algériens aux douars détruits, aux vies saccagées. La guerre, dites-vous ? Mais quelle guerre ? Commencée sans raison (puisqu'on n'en parle pas), la guerre d'Algérie s'achève, huit ans plus tard, sans laisser de traces (puisqu'on ne les évoque pas). Neutralisée, aseptisée, quasiment évacuée, elle ne risque pas d'inciter les élèves à la réflexion.

Ce n'est pas l'opinion, évidemment, de l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, qui se réjouit que sa présentation, dans les manuels, évite toute « dramatisation » : « Faire ressortir de manière excessive l'émotionnel, ce n'est pas servir l'objectivité historique. Il faut éviter le clinquant... Faire assimiler aux élèves les valeurs de la démocratie et de la République, ce n'est pas rechercher des coupables. »

Mais quelles valeurs transmet-on lorsque, sous prétexte d'objectivité, on met sur le même plan les bourreaux et les victimes, les tortionnaires et les torturés, le général de Bollardière, mis aux arrêts de forteresse pour s'être opposé à la torture, et les généraux putschistes, réhabilités par François Mitterrand ? Loin de respecter les valeurs, les porte-parole du pouvoir les bafouent, tout autant que leurs commanditaires.

« Les manuels sont de véritables véhicules de l'histoire officielle », analyse Sandrine Lemaire, agrégée d'histoire, chercheuse, et qui eut le plus grand mal à faire accepter à l'éditeur son chapitre sur la guerre d'Algérie. « Ce sont des échantillons particulièrement révélateurs de ce qu'un Etat veut faire passer en tant que mémoire. »

Les enseignants, sans doute, ne sont pas obligés de transmettre le message tel qu'il est émis : ils sont libres - les Instructions officielles ne cessent de le rappeler - de construire leur cours comme ils l'entendent et de fournir aux élèves tous matériaux de réflexion qu'ils jugent utiles.

C'est vrai, mais l'exercice de cette liberté est singulièrement difficile. « Les programmes sont agencés de telle sorte, explique Mme V., qu'après avoir étudié la conquête de l'Algérie en 1re, les élèves abordent, en terminale, la décolonisation. Mais le système colonial lui-même, et les résistances qu'il a suscitées dès le début, sont évacués de la lettre des programmes. Il y a un grand vide entre la mise en place du système impérialiste et sa contestation. »

Le plus contraignant, poursuit cette historienne, n'est pas tellement le contenu idéologique - « Nous sommes quand même capables de prendre de la distance ! », mais « l'obligation d'assurer un enseignement exclusivement synthétique, sans avoir donné des pistes d'analyse. C'est là que le bât blesse. On présente aux élèves une synthèse que ne prépare aucune analyse. » Autrement dit, une pseudo-synthèse. Ou un résumé, sans étude préalable de ce qui est résumé. C'est absurde, et c'est voulu : c'est à ce prix-là qu'on n'entre pas dans les détails, passe sous silence ce qui gêne, construit un discours le plus consensuel possible et propose aux élèves une lecture sans relief des événements.

« Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel »

LA parade, pour l'enseignant qui respecte son métier et refuse de faire le jeu (truqué) du pouvoir ? Essayer de combler les lacunes, en privilégiant l'étude détaillée de deux ou trois questions du programme - du coup, il en sacrifie d'autres -, en composant pour ses élèves des fiches complémentaires, en chargeant des volontaires de constituer un dossier. « Tâche difficile, souligne Mme V. Il faut ruser avec le temps, qui nous presse, et ne pas oublier qu'en fin d'année il y a l'examen - le brevet, le bac. On doit donc faire tout le programme, et si l'on s'arrête un peu trop sur une question, on risque de passer trop vite sur une autre. C'est un vrai casse-tête. »

De temps à autre, Mme V. et ses collègues invitent un intervenant. Mais en dehors des heures de cours, et à condition que l'administration donne son accord. Celle de leur lycée est libérale. Mais il arrive qu'à l'échelon du proviseur, de l'inspecteur d'académie ou du rectorat il y ait blocage : en poste, il y a peu d'années, dans l'académie de Reims, Sandrine Lemaire se vit interdire par le recteur l'organisation d'une exposition sur « images et colonies » : le bureaucrate qui la reçut pour lui signifier cette interdiction refusa de lui transmettre la lettre du recteur - parfaitement arbitraire.

Mme V., Sandrine Lemaire, d'autres professeurs, ici et là : une minorité. La plupart ne prennent pas d'initiatives « intempestives », font leur cours sans zèle excessif et s'en tiennent à un discours qu'ils croient neutre : « Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel, décrète une agrégée... La torture ? Je n'y passe pas plus de dix minutes ! ajoute-t-elle, excédée. Il y a beaucoup trop de pathos autour de ça. Moi, je réagis en historienne... Ce qui n'autorise pas, bien sûr, à tenir un discours purement chirurgical, mais enfin... »

Sont-ils moins méprisants, bien des enseignants ne sont pas outillés intellectuellement pour construire un contre-discours. Formés comme tout le monde par l'école républicaine, ils manquent souvent d'éléments pour s'écarter des chemins balisés. D'une université à l'autre, les programmes varient - on peut très bien réussir aux concours sans avoir étudié en détail la guerre d'Algérie, qui, au demeurant, « tombe » très rarement à l'oral, et encore plus rarement à l'écrit - et l'on peut devenir professeur des écoles (instituteur) sans avoir appris ce qu'on devra enseigner : « Les deux tiers des candidats qui se présentent au concours d'entrée à l'IUFM n'ont pas fait d'histoire depuis le bac, explique Gilles Ragache, maître de conférences en poste dans un institut universitaire de formation des maîtres. Et au concours, l'histoire est une matière à option... »

Mais il y a pire : il n'est pas sûr que les horaires d'histoire, dans les nouveaux programmes, ne soient pas réduits. Certains craignent même que l'histoire, comme les arts plastiques ou la musique, ne soit reléguée dans les matières à option : « L'introduction à l'école élémentaire des langues vivantes et de la technologie exige des coupes claires ailleurs, annonce une responsable d'IUFM. L'histoire est directement menacée. »

Des programmes allégés (au mieux !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et, dans le second cycle, moins capables d'assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées : c'est toute la mémoire d'une jeunesse qu'en fidèles héritiers de Guy Mollet les faussaires en place manipulent. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, conclut un enseignant, ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.  

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   (suite de la revue de presse) 

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