SOCIETE FRANCO-ALGERIENNE DE PSYCHIATRIE |
La
mémoire retrouvée de la guerre d'Algérie ? par
Benjamin Stora, Le Monde, 19 mars 2002 Ceux
et celles qui vont devoir faire et font déjà l'Algérie et la France de demain
n'ont aucune responsabilité dans l'affrontement d'hier. Depuis
la mort de François Mitterrand, homme politique issu de la période de Vichy et
de la Résistance, la "génération algérienne" est aux commandes
dans la vie politique française : ceux qui ont fait la guerre d'Algérie, comme
Jacques Chirac ou Jean-Pierre Chevènement, qui y ont participé, comme
Jean-Marie Le Pen, ou qui l'ont combattu, comme Lionel Jospin. L'effet de génération
est important pour comprendre toute l'ampleur des commémorations liées au
quarantième anniversaire des accords d'Evian. Mais il faut aller plus loin. Sur
la guerre d'Algérie, le passage s'opère depuis quelques années d'une
sensation d'absence à une sorte de surabondance. Il ne se passe pas un jour, ou
une semaine, sans qu'on découvre (ou qu'on feigne de découvrir) dans la presse
ou à la télévision un épisode lié à la guerre d'Algérie, une douleur, une
souffrance qui tourne autour de cette période. Cette
sensation d'absence, que j'avais pointée il y a dix ans dans mon ouvrage La
Gangrène et l'Oubli, semble dépassée aujourd'hui. L'Algérie gît là comme
une obsession, il n'est pas possible de l'oublier. La sortie de la dénégation,
du silence commence vraiment et, désormais, l'oubli obsède. Cette volonté de
se remémorer sans cesse l'histoire de la guerre d'Algérie envahit l'espace
public. Mais y a-t-il eu vraiment oubli, ou avons-nous assisté plutôt à une
sorte de mise en scène de l'amnésie française autour de l'Algérie, et de ce
conflit ? En
fait, au sortir de la guerre d'Algérie, après 1962, personne ne se sentait
vraiment responsable ni coupable. Les Européens d'Algérie avaient la sensation
très nette d'avoir été trahis et abandonnés par le pouvoir politique. Ils ne
se sentaient pas responsables de la situation coloniale, mais avaient toujours vécu
l'expérience de leur vie en Algérie comme des "pionniers" sur une
terre vierge, à défricher. Ils
"oubliaient" le sort inégalitaire réservé aux "indigènes".
Les soldats français du contingent avaient le sentiment très net de n'être
pas les responsables de la situation de guerre. Ils avaient exécuté les ordres
de leurs supérieurs, et se trouvaient pris dans un engrenage. Les officiers
français de la guerre d'Algérie affirmaient avoir simplement obéi aux
pouvoirs politiques. Ils "oubliaient" les importants pouvoirs
politiques dont ils disposaient, notamment au moment de la fameuse
"bataille d'Alger" en 1957. Les harkis également, ces soldats
musulmans supplétifs qui ont combattu aux côtés de l'armée française, ont
été abandonnés. Ils ont été massacrés, et ne pouvaient pas se sentir
responsables. Et
la classe politique française ? La majorité de la droite politique
reconnaissait en de Gaulle son "sauveur", reconstituant après 1962 un
consensus politique autour de sa personne pour faire oublier son attitude en
faveur de l'Algérie française. La gauche également reconsidère son histoire
puisque elle avait approuvé les "pouvoirs spéciaux" en mars 1956,
dispositions envoyant le contingent en Algérie. Jusqu'en 1960, la gauche française
était pour "la paix en Algérie". Elle ne se prononcera pour l'indépendance
que tardivement. Elle aussi reconstruira un récit mythologique lié à la
question de l'indépendance de l'Algérie, peut-être pour faire oublier sa
position antérieure. Celle d'une attitude classiquement jacobine, pour l'amélioration
des conditions de vie des "indigènes" dans les colonies. Lorsque
la guerre se termine, personne n'est responsable. Et les soldats, les
pieds-noirs, les harkis, tous se considèrent comme des victimes. La mise en scène
de l'amnésie accompagne le processus de victimisation, pour éviter d'évoquer
toute culpabilité personnelle et étatique sur l'Algérie et la guerre. Le
statut de victime se renforce dans les années 1980 où il vaut mieux apparaître
en victime qu'en combattant ou en militant. Les plaintes en nombre pour
"crimes contre l'humanité" s'inscrivent dans cette tendance. Autre
explication de l'oubli, la blessure du sentiment national. La fin de l'Algérie
française développe un sentiment très fort de l'amputation d'une partie du
territoire national. "L'Algérie, c'était la France." Le conflit s'élabore
comme une sorte de guerre civile franco-française, où semble se jouer l'avenir
tragique du pays. L'indépendance de l'Algérie devient alors synonyme
d'abaissement de la nation. L'installation
dans une situation d'amnésie, à propos de l'Algérie, conduit à une
interrogation sur l'oubli. Après la terrible période de la guerre, comment
est-il possible de vivre perpétuellement en état de mémoire frénétique, mélancolique,
envahissante ? Il faut peut-être aussi, quelquefois oublier pour vivre. Et puis
existe un autre oubli, organisé par les Etats, qui instaure des amnisties,
visant à dissimuler, à ne pas assumer ses torts ou ses responsabilités. C'est
un autre type d'oubli. Derrière l'oubli nécessaire, celui de la sortie d'une
guerre, se dissimule l'oubli pervers visant à ne rien reconnaître de la
culpabilité qui s'est longtemps cachée dans la société française. Sur
les circonstances du retour de la guerre d'Algérie dans la société française
d'aujourd'hui, un élément domine, le passage des générations. Celui qui a vécu
un événement décisif éprouve le désir de laisser une trace. Au soir d'une
vie apparaît la nécessité de se délivrer davantage d'un poids, d'un secret
ou d'un remords. De leur côté, les jeunes générations éprouvent le besoin
de s'inscrire dans une généalogie, dans une filiation, de savoir quelle a été
l'attitude du père ou du grand-père dans cette guerre. Cette situation-là
s'observe dans la jeunesse française, mais aussi dans la jeunesse d'origine algérienne. Dans
les générations politiques, le vote à l'Assemblée nationale du 10 juin 1999,
à la quasi-unanimité, reconnaissant "une guerre" en Algérie est révélateur.
Une majorité des députés étaient des "anciens" d'Algérie, des
gens qui avaient connu, ou fait, la guerre d'Algérie. Le vote à l'Assemblée
nationale et la présence de personnages politiques au sommet de l'Etat
expliquent la volonté d'inscrire en des lieux de commémoration la mémoire de
cette guerre. Comme la construction d'un "Mur" à Paris à la mémoire
de soldats tombés en Algérie, ou la pose d'une plaque à la mémoire des
victimes algériennes du 17 octobre 1961. Bref, des cadres politiques de la mémoire
se mettent en place permettant à celle-ci de s'exprimer davantage. Un
autre élément permet de comprendre ce retour : le détour par ce qui se passe
aujourd'hui en Algérie. Les enjeux brûlants de la guerre d'Algérie en France
s'inscrivent dans une mémoire en miroir. De l'autre côté de la Méditerranée,
depuis dix ans, une guerre civile cruelle a fait des dizaines de milliers de
morts. Dans cette tragédie algérienne reviennent les souvenirs de la première
guerre d'indépendance. Des mots surgissent comme "terrorisme",
"fanatisme", "massacre", "violence",
"bataille d'Alger". Inévitablement, le souvenir de la guerre précédente
vient perturber celle du présent. A travers la tragédie vécue, des figures qui avaient été écartées de la scène politique pendant la guerre d'indépendance, ou au lendemain de cette guerre, font retour. L'aéroport de Tlemcen s'appelle désormais "aéroport Messali-Hadj" et l'université de Sétif a pris le nom d'"un |