Allocution de Monsieur Mohammed Bedjaoui,
Pr�sident du Conseil Constitutionnel, � l'ouverture du Premier Congr�s
franco-alg�rien de Psychiatrie, Paris-3 octobre 2003.
Mesdames et Messieurs les Pr�sidents et
Professeurs,
L'an prochain, il y aura cinquante ans.
Un demi‑si�cle.
Une guerre �qui ne voulait pas dire son
nom� avait commenc� et, avec elle, l'indicible s'�tait progressivement install�.
Pour tout un peuple et pour tous ceux qui, par la contrainte ou le hasard, ont
vu leur destin croiser le sien. Ce qui frappe, avec le recul d'� pr�sent, c'est
le tacite comportement de presque tous, acteurs, victimes et t�moins, repli�s
dans une amn�sie partag�e, r�fugi�s dans une conjuration g�n�ralis�e du silence.
Silence des hommes en �cho assourdissant au silence de l'histoire. Les m�moires
ont �t� plomb�es. Pour la plupart. L'inconscient a enfoui l'�v�nement. M�me la
plume, celle des chroniqueurs, fut serve. De toutes parts, on a longtemps
cherch� � effacer du champ du regard toutes les abominations charri�es par cette
guerre.
Le napalm n'a pas seulement br�l� huit
mille hameaux et trois millions d'hectares de f�rets pour en chasser en vain les
combattants de la libert�. Le napalm a aussi fait l'office d'un chalumeau
carbonisant la m�moire bless�e d'un peuple en qu�te d'oubli et d'apaisement pour
revivre, pour survivre.
La torture, le viol, les
traitements cruels, d�gradants et inhumains, ont �t� refoul�s comme par une
volont� d�lib�r�e, mais d�sesp�r�e, d'oubli pour reconstituer l'int�grit�
physique ou morale si douloureusement atteinte.
Les d�placements autoritaires et
massifs de populations, g�n�rateurs de l'�clatement traumatique des familles et
de l'environnement humain habituel, ont provoqu� dans les camps dits
d'h�bergement, de transit, d'internement, de triage, etc..., des chocs
psychologiques constituant une chirurgie socio‑culturelle invalidante qui s'est
ajout�e � la chirurgie sociale n�gative r�sultant du ph�nom�ne colonial
lui‑m�me, mais que l'apr�s‑guerre a �touff�e par on ne sait quelle retenue ou
quelle pudeur du groupe social.
Tout, dans cette guerre, et apr�s,
relevait d�cid�ment de l'in�dit. M�me le �travail de deuil� a �t� �vit� ou
all�g�, l'euphorie de l'ind�pendance aidant, venue gommer � point nomm� le
souvenir des affres v�cues. De part et d'autre, l'occultation de l'indicible,
l'oubli cultiv�, l'auto‑censure consciemment ou inconsciemment pratiqu�e, la
m�moire enfouie, le refus de dire, ont fait leur oeuvre d'enterrement sans
fleurs, ni couronnes, d'une histoire qui ne pouvait pas s'�crire.
L'Alg�rie, riche de son ind�pendance
retrouv�e, mais si ch�rement pay�e, se limitait sobrement � entretenir le culte
des faits d'armes d'une guerre men�e contre un colonialisme que les valeurs,
m�me militaires, avaient d�sert�es. Mais de rapports sur les chocs psychiques et
les traumatismes de toutes natures d'un peuple terriblement �prouv�, point du
tout.
Oui, cette guerre �tait un ph�nom�ne
in�dit. Car c'est tout le contraire qui fut v�cu ailleurs, en des circonstances
comparables. On fit le proc�s historique de Nuremberg et de Tokyo en 1945. On
fait partout la d�monstration des horreurs g�nocidaires et des crimes nazis par
la mobilisation permanente de tous les moyens de communication. En Bosnie, au
Kosovo, au Rwanda, on exhume des fosses communes des corps offerts au travail
des mass media. La conscience universelle imposa
la cr�ation d'un Tribunal p�nal international. Les syndromes de la guerre du
Vietnam suscit�rent la parution en Am�rique et ailleurs d'un nombre consid�rable
de r�cits, de livres, de reportages, de films, d'enqu�tes m�dicales, etc.
Au Cambodge, des campagnes internationales ont �t� engag�es contre les
entreprises g�nocidaires des dirigeants khmers rouges. Le monde entier conna�t
ce site o� sont entass�s � ce jour des ossements et des cr�nes de citoyens
cambodgiens. En Afrique du Sud, le cardinal Desmond Tutu a exorcis� l'horreur
absolue de l'apartheid en provoquant la cr�ation de la Commission �Justice et
v�rit�, devant laquelle les victimes t�moign�rent de leur souffrances, en des
s�ances bouleversantes, mais salvatrices.
Mais en Alg�rie, point. Rien de
cela. C'�tait comme l'�crit une sociologue �une violence � part� (1). �L'opinion
publique, dit cet auteur, semble attach�e � une certaine retenue, comme une
pudeur dans l'�vocation des actes de violence absolue� (2).
Oui, ph�nom�ne in�dit que notre
guerre de lib�ration nationale, au cours de laquelle et � la suite de laquelle
fut coul�e une chape de plomb sur les consciences bless�es par tous les chocs
psychiques. Preuve de l'in�dit, dans notre pays, dans ce m�me th��tre d'histoire
incandes�ante, quarante apr�s, le groupe social a, une fois de plus, perdu sa
coh�sion et son int�grit� sous les coups de boutoir de fondamentalistes
islamiques. La r�action fut, la r�action demeure, diff�rente. L'horreur subie en
Alg�rie depuis 1992 a �t� d�nonc�e. L'acharnement sacril�ge � d�truire la vie,
la violence d�brid�e, faucheuse de l'identit� humaine et porteuse de l'identit�
animale, ont �t� analys�s et d�crits, et le sont toujours, avec une pr�cision et
une minutie insupportables et presque masochiste.
Cette pathologie sociale n�gative
d'intelligence et d'humanit� est sans r�pit condamn�e et combattue.
Mais pour la guerre de lib�ration
nationale dans laquelle l'Alg�rie combattait non pas une partie de son propre
peuple comme c'est aujourd'hui le cas avec les int�gristes, mais bien au
contraire l'adversaire colonial, donc �tranger, on rel�ve paradoxalement une
retenue douloureuse d'une m�moire toujours � vif. A quelques exceptions pr�s,
l'Alg�rie, sortie de sa guerre de lib�ration nationale, n'a pas �t� une
consommatrice goulue d'exhumations de corps, de proc�s retentissants, de plaques
comm�moratives ou de c�r�monies incantatoires. Le devoir de tourner vite, tr�s
vite, la page pour ne pas d�structurer notre �tre, compromettre notre politique
de coop�ration et notre vision majeure d'un avenir confiant entre nos deux
peuples, a pes� plus fort que la recherche de retomb�es politiques douteuses
escompt�es d'un �talage de traumatismes qui nous fait encore mal.
Je porte personnellement
t�moignage de cette retenue assur�ment plus dure � d�cider, � g�rer et �
supporter que le geste imm�diat de d�nonciation d'un forfait de la guerre
coloniale. En ma qualit� de Ministre de la justice des d�buts de l'ind�pendance,
il m'est arriv� au moins par deux fois, j'en ai le souvenir vivant, de recevoir
l'annonce par tel procureur g�n�ral, de la d�couverte � l'int�rieur du pays, de
grands charniers imputables aux troupes coloniales d'apr�s les t�moignages des
survivants et les preuves recueillies par ailleurs. Ces fosses communes avaient
pu �tre dat�es assez rigoureusement par l'existence de cartes d'identit�
plastifi�es retrouv�es sur les corps et datant de l'�poque, ainsi que par
diverses autres preuves. J'ai veill� � ce que la discr�tion la plus �tanche f�t
observ�e pour �viter d'accro�tre la douleur et la haine.
Et pourtant, nous savons tous que
�la victime (ne) retrouve le respect d'elle‑m�me (que) lorsque la justice met un
nom sur sa souffrance et punit son bourreau� (3).
Nous vivons aujourd'hui l'�re des
repentances, comme si, �gar� un temps, l'homme se ressaisissait et recherchait
enfin son humanit� dans l'autre homme qu'il terrorisait. Jean Paul Il s'est
repenti de toutes les souffrances inflig�es par la chr�tient� au cours de
l'Histoire. Mais l� encore, cette guerre de lib�ration de l'Alg�rie s'est
distingu�e par sa persistante singularit�. Et il y eu un Premier Ministre
fran�ais, de surcro�t socialiste, qui, sollicit� pour ce geste de repentance qui
ne pouvait que le grandir et grandir son pays, l'a refus� pour le peuple
alg�rien.
La question du �pardon� n'�tait
pas en v�rit� la seule en cause. La vrai pardon, d�finitif et sain, ne pouvait
intervenir qu'apr�s l'aboutissement du �travail de deuil� et l'aveu des forfaits
commis par leur auteur. Or l� encore, singularit� du cas alg�rien, le pouvoir
�trange et d�moniaque que peut jouer la m�moire, a permis � un certain G�n�ral,
qui vient de d�frayer la chronique, de reconna�tre � la face des deux peuples et
dans une surprenante quasi‑impunit� judiciaire, elle‑m�me signe des temps, qu'il
avait lui‑m�me tortur� jusqu'� la mort, ex�cut� des prisonniers et ordonn� la
disparition de centaines d'Alg�riens.
Mais, vu sous un autre angle
d'attaque, on peut dire qu'il aura fallu plusieurs longues d�cennies d'amn�sie
collective pour ouvrir au d�but de ce mill�naire, le dossier de la guerre
d'Alg�rie, de la torture et des chocs psychiques g�n�r�s par les horreurs
inflig�es par des hommes � d'autres hommes.
Des publications sp�cialis�es
commencent � traiter d e 1a pathologie de militaires engag�s dans l'action de
r�pression et de civils victimes d'exodes et de bombardements.
Dans un article du quotidien �Le
Monde� du 28 d�cembre 2000, intitul� � 350.000 anciens d'Alg�rie souffrent
encore de traumatismes psychologiques �, la journaliste Florence Beaug�
rappelle les souffrances psychiques de 1.700.000 soldats fran�ais qui n'ont fait
l'objet d'aucun recensement officiel. Elle rappelle aussi au passage qu'en
analysant les �tudes am�ricaines faites sur les v�t�rans du Viet-Nam, les
experts �valuent � 350.000 le nombre de militaires chez lesquels ce conflit a
provoqu� �une gamme de traumatismes psychiques plus ou moins invalidants�.
Des sc�nes du film documentaire de
Patrick Rotman intitul� �L'ennemi intime� rappellent aussi aujourd'hui ce pass�
et expriment toute la charge dramatique de t�moignages situ�s entre confessions
douloureuses et psychoth�rapie salvatrice.
Du c�t� alg�rien, la prise en
charge th�rapeutique est, il est vrai, cruellement d�ficitaire. Le Professeur
Abdelfattah Bakiri du CHU de Blida vous dira que la psychiatrie alg�rienne a
h�rit� au lendemain de l'ind�pendance de 6000 lits � travers le pays, avec un
seul m�decin psychiatre, mon ami, r�cemment d�c�d�, le Professeur Khaled
Benmiloud, ancien camarade de classe au Coll�ge de Tlemcen et ancien assistant
du Professeur Ajuriaguerra � Gen�ve pendant notre guerre de lib�ration
nationale. Et le Professeur Farid Kacha, Pr�sident de la Soci�t� alg�rienne de
psychiatrie, vous dira sans doute toute l'indigence mat�rielle et morale du
secteur en vous pr�cisant qu'en 1962, � l'ind�pendance retrouv�e, on ne voyait
dans les h�pitaux psychiatriques, d�munis et sans encadrement, qu'une sorte
d'asiles de fous furieux...
Aujourd'hui, Mesdames et
Messieurs, vous avez le m�rite et le courage, � mes yeux immenses, d'examiner
scientifiquement, loin des fureurs de la rue ou de la froide raison des
d�cideurs des enceintes politiques, ces blessures collectives encore ouvertes,
ce tissu social outrageusement lac�r�, tous ces syndromes g�n�r�s par la guerre
d'Alg�rie.
Vous brisez le silence de
l'histoire, le silence des hommes, celui des gardiens de la cit�, nos
responsables politiques, celui, poignant des victimes, celui de vos pairs, les
professionnels de la sant�, celui des juges de nos actes, ce quatri�me mais en
v�rit� premier pouvoir des medias, celui surtout de l'histoire elle‑m�me qui n'a
pas encore fait compl�tement ses comptes.
Vous mettrez un terme � notre
commune conjuration pour le silence du confort qui n'�tait qu'inconfort. Vous
d�crypterez, en savants que vous �tes, des destins brutalement contrari�s, des
vies bris�es, voire an�anties.
Vous rencontrerez un peuple de 10
millions d'�mes � l'�poque, meurtri, ballott� de camp en camp, r�veill� dans ses
sommeils agit�s par les cris sous la torture, les bruits sourds des bombes, les
�clats d'engins de mort, les vrombissements d'avions, les descentes de
patrouilles. Vous rencontrerez la d�tresse humaine. Vous croiserez les fant�mes
des veuves et des orphelins, ayant � jamais perdu la chaleur du foyer et l'�lan
d'affection. Vous fouillerez les m�moires bless�es des victimes de s�vices
sexuels qui entendent porter en silence leur fardeau dans le tr�fonds
d'elles‑m�mes.
Vos rencontrerez les souffrances
qui n'auront pas �pargn� le pouvoir colonisateur lui‑m�me, dans cette guerre
singuli�re qui ne pouvait que le marquer lui‑aussi au fer rouge � travers ses
harkis expatri�s et largement abandonn�s, ses rapatri�s brutalement d�racin�s,
ses soldats pour certains perdus dans leur �me et pour d'autres atteints dans
leur chair ou pi�tin�s dans leurs id�aux. La trag�die humaine, multiforme,
cruelle, pressentie ou inattendue, se d�pliera sous votre regard de sp�cialistes
des bleus de l'�me.
Je salue votre initiative. Je
salue votre temps. Celui de la science et de la conscience. La gratitude de
l'Alg�rie vous est acquise pour la tenue de cette rencontre exceptionnelle sur
un th�me peu commun.
Je salue les Pr�sidents Henri Loo,
Farid Kacha et Fr�d�ric Rouillon, ainsi que mon ami le Dr Mohamed Taleb et tous
les organisateurs de ce premier Congr�s unique en son genre. Mes voeux
chaleureux de plein succ�s accompagnent les pas de la Soci�t� franco-alg�rienne
de psychiatrie.
J'appr�cie d'autant pus hautement
vos efforts que je sais la psychiatrie fran�aise elle‑m�me en d�prime. Elle a en
effet montr� dans ses �tats g�n�raux de Montpellier en juin dernier � l'opinion
publique toute l'imp�cuniosit� de ses institutions hospitali�res et les
difficult�s mat�rielles et autres de ceux qui souffrent.
En ce premier Congr�s
franco‑alg�rien, personne ne se trompera d'exercice. Il n'y a place ici ni � la
rancune ou � la rancoeur, ni � la haine. C'est apr�s tout une s�quence de la
longue histoire des hommes.
Le pardon et la sagesse permettent de lancer le d�fi adress� aux Alg�riens et
aux Fran�ais qui tournent la page d'un pass� et qui b�tissent ensemble un avenir
commun d'amiti�. Car en effet et sans que le devoir de m�moire puisse �tre
affect� en quoi que ce soit, nos deux pays se sont engag�s r�solument dans des
relations sereines et confiantes qui promettent et qui tiennent d�j�.
Je vous remercie.
Mohammed Bedjaoui
Pr�sident du Conseil Constitutionnel
Paris, 3 octobre 2003
(1)
Claudine Chaulet : � Une violence � part �, in � Insaniyat �,n� 10 ,
janvier-avril 2000, Oran, p. 15
(2)
Ibid.Claudine Chaulet, ibid.
(3) Claudine Chaulet, ibid.

D�claration
de S.E.M. Mohammed Bedjaoui Ambassadeur d'Alg�rie � Paris (France), �
l'occasion de l'hommage international � Frantz Fanon. S�ance sp�ciale du Comit� Sp�cial
des Nations Unies contre l'apartheid, 3 novembre 1978
HOMME
DE SCIENCE, HOMME POLITIQUE, HOMME D'ACTION, FANON A CONTRIBUE A REHABILITER LE TIERS-MONDE
Il faut assur�ment
quelque effort sur soi pour devoir rappeler celle aveuglante �vidence que
l'apartheid, crime contre l'humanit�, constitue l'intol�rable absolu. Et
cependant dans notre monde recru, qui accepte chaque jour sa ration de m�diocrit�,
beaucoup paraissent se r�signer � demander sans succ�s � l'homme de traiter
en homme un autre homme.
Les
Organisations internationales multiplient certes les d�clarations solennelles
contre l'inacceptable indignit� faite par l'homme � lui-m�me. Rendons hommage
� la constance dans l'effort, mais redoutons que le rite p�riodique ne
devienne artifice. Comme beaucoup de rites, il peut �tre � la fois t�moin
d'oubli et porteur de souvenir.
C'est l�
qu'il para�t infiniment salutaire et r�confortant de rendre un hommage � la m�moire
de Frantz Fanon qui n'a jamais admis le sc�nario de l'inacceptable complot
contre l'homme et qui vivant toujours dans nos c�urs nous rappelle sans cesse
que notre Terre n'est ni gu�rie des entreprises g�nocidaires, ni pr�munie
contre de noires �clipses de civilisation.
Ayant connu
Frantz Fanon que j'ai eu le privil�ge de c�toyer aux plus forts moments de la
guerre de lib�ration de mon pays -du sien- je suis parfaitement conscient de la
difficult� qu'il y a � cerner la densit� quasi-universelle de sa personnalit�.
Homme de science, homme de r�flexion, homme politique, homme d'action, Frantz
Fanon aura contribu� dans sa vie publique comme dans son oeuvre, � r�habiliter
le Tiers-monde. Son itin�raire aura �t� en soi charg� de symboles. Il a �t�
le premier Ambassadeur d'Alg�rie en Afrique, en pleine guerre de lib�ration
nationale. Je ne c�derai pas cependant � la tentation pourtant
exceptionnellement forte, de le revendiquer pour l'Alg�rie car ce serait �
coup s�r r�duire l'envergure d'un homme qui n'a eu pour fronti�res que les
limites de la libert�, de la justice et de la dignit�.
De
Fort-de-France, en Martinique, o� il est n�, � Lyon o� il fil ses �tudes de
psychiatrie, de Blida en Alg�rie o� il s'attacha � comprendre en clinicien
les ravages du colonialisme, � Tunis o� il s'engagea en militant parmi les
combattants pour l'ind�pendance de l'Alg�rie d'Accra ou il repr�senta
brillamment la R�volution alg�rienne, � Washington ou il mourut � 36 ans,
Frantz Fanon aura, en quelques ann�es, r�ussi � acc�l�rer la prise de
conscience de cette entit� en gestation qu'�tait le Tiers-monde.
Trop pr�matur�ment
ravi � l'affection des siens, � l'estime de ses amis ci au respect de tous,
Frantz Fanon aura su, dans lit fulgurance d'une vie aussi br�ve que dense, d�fendre
les "Damn�s de la terre" contre le colonialisme et le racisme, en
conjuguant avec une coh�rence et une constance fascinantes, ses g�n�reuses
convictions morales, son exigeante pens�e scientifique et sa riche action
politique. Si la grandeur est en l'homme qui va � l'�v�nement le visage nu et
sans masque, alors il aura �t� un grand homme, car il a pleinement assum�
tous ses choix et il es mort dans sa loi. Sans renoncements, ni compromis. H�ritier
d'une tradition de pens�e engag�e et incisive, exprim�e dans un � Discours
sur le colonialisme � d'un certain Aim� C�saire qui fui soit ma�tre et
qui enflamma toute notre jeunesse, Frantz Fanon noirs a laiss� une oeuvre d'un
souffle puissant qui a nourri notre �ge adulte. C'�tait le grand r�veil pour
une � Longue Marche" des peuples.
� Nous
sommes des hommes d�sormais debout et nous sommes rev�tus d'une nouvelle
dignit� �, s'�criait Chou En Lai � la Conf�rence de Bandoeng en 1955.
Frantz Fanon, cet homme torrentiel qui nous emporte dans la houle de son verbe
et de son action, a particip� avec quelle lucidit� et quel talent, � ce r�veil
des peuples qui, pour disposer d'eux-m�mes mit d'abord voulu t�moigner
d'eux-m�mes Et quel t�moignages plus absolu de la Volont� de vivre que
d'accepter de mourir dans un combat lib�rateur? Vivre ou mourir, c'�tait
l'heure pour les peuples comme pour les hommes de t�moigner en devenant
martyrs. Dans la langue arabe les mois "t�moin" et � martyr �
ont la m�me racine s�mantique. Les peuples existent par leur combat, qui leur
per�met de t�moigner d'eux-m�mes pour pouvoir
d'eux-m�mes.
A cet �gard,
Frantz Fanon aura �t� un "t�moin" hors s�rie. Il savait la terre
du Tiers-monde enceinte du sang vers� et des abominations subies. Il a senti
l'heure venue de l'aider � l'accouchement douloureux et salvateur Il savait
aussi que le monde � civilis� � de cette civilisation de la faune m�tallique,
du napalm et du g�nocide, �tait amput� d'amour et gangren� d'�go�sme et
portait d�j� le deuil de la vie parce que devenu veuf de toutes les valeurs
qui font le sel de la terre. Le m�rite sans prix de Frantz Falloir, par son
oeuvre au profil de granit et une action haletante d'une rare densit�, c'est
d'avoir ainsi attach� son nom, en consacrant son talent et son �nergie, � la
r�habilitation de l'homme du Tiers-monde, dont l'identit� avait �t� jusque-l�
confisqu�e, pour lui faire quitter les faubourgs de l'Histoire, o� il errait,
disloqu� par le colonialisme, et le faire entrer dans la Cit� des hommes.
S'adressant
� ses compatriotes de l'Europe conqu�rante, C�cil Rhodes leur d�clarait cr�ment
un jour: � L'Empire est une question de ventre. Si vous voulez �viter la
guerre civile chez vous, il vous faut devenir imp�rialiste au dehors".
Toute l��uvre et l'action de Frantz Fanon pourrait se r�sumer en contrepoint
dans une formule antith�tique: "La d�colonisation est une question de
dignit� de l'homme. Si vous voulez �viter la perte � tout jamais du genre
humain, il vous faut devenir anticolonialiste et antiraciste". Chez Frantz
Fanon, l'homme ne se r�duisait pas � un tube digestif. D'ailleurs toute son
action, r�volt�e et survolt�e, tout son combat pour terrasser l'hydre
monstrueuse du colonialisme et du racisme, cachaient mal en v�rit� la profonde
tendresse de cet homme pour l'ensemble du genre humain qu'il souhaitait r�concili�
avec lui-m�me.
Frantz Fanon
s'appelait Ibrahim. C'�tait son nom de guerre. Mais c'�tait un peu plus que
cela. Pour nous, pour lui. Quelque chose comme un attachement � la forme apr�s
un adh�sion lucide au fond. C'�tait comme un rite initiatique rappelant les
traditions du terroir africain. C'�tait une fa�on de se sentir Martiniquais,
mais aussi Africain, mais aussi Arabe, c'est � dire d'assumer pleinement sa
� condition humaine". Il a pris un nom alg�rien parce qu'� ce
moment l� le colonialisme avait dirig� sa puissance de feu, de destruction et
de mort contre l'Alg�rie. De la sorte Ibrahim Fanon a port� t�moignage de son
lien ombilical avec tous les peuples qui souffrent de leur "condition
d'exclus" par le colonialisme. Il a su ainsi, par cette solidarit�, conf�rer
une port�e bouleversante et universelle � cette c�r�monie initiatique d'un
jeune Mandingue, qui nous rattache d'une certain mani�re les uns aux autres:
"
Qui es-tu?
-
Je suis terre et eau, plus quelque chose que je dois transmettre quelque chose
qui me lie � ceux d'hier, � ceux d'aujourd'hui et � ceux de demain.
-
Qui es-tu?
-
Je ne suis rien sans toi, je ne suis riens sans eux. En arrivant, j'�tais dans
leurs mains; ils �taient l� pour m'accueillir. En m'en allant je serai dans
leurs mains, ils seront l� pour me reconduire".
Oui,
il s'appelait Ibrahim, il s'appelait Alg�rie, car il devait prendre le nom de
tous les opprim�s. Et du fond de sa tombe, il continue � poursuivre le racisme
et le colonialisme par son oeuvre vivante, son nom pr�sent, cette manifestation
d'aujourd'hui. Et s'il nous dit comme le jeune Mandingue qu'il n'est rien sans
nous, nous lui r�pondrons que nous ne sommes rien sans lui.
Jadis,
du temps de Descartes, l'homme disait: "Je pense, donc je suis".
Aujourd'hui le Tiers-monde dit: "je combats, donc je suis". Notre
monde sera enfin vivable lorsque demain tous les hommes de la terre, parcourue
par des ondes de fraternit�, pourront dire "j'aime, donc je suis".
C'est ce triple message de r�flexion, d' action et d'amour qu�Ibrahim Fanon
nous a transmis comme un legs sacr�. Par-del� le combat intransigeant qu'il a
livr� � toutes les perversions de l'homme contre son semblable, il nous
rappelle que l'homme est le plus pr�cieux des "patrimoines communs de
l'humanit�".
