SOCIETE FRANCO-ALGERIENNE DE PSYCHIATRIE |
DOULEURS
MUETTES: LES SÉQUELLES DES VIOLENCES EN ALGÉRIE Sidi
Moussa, 6 février 2003 -
Elles sont assises dans la petite salle d’attente, silencieuses, engoncées
dans des manteaux élimés. Elles rajustent parfois leur voile pour cacher une mèche
de cheveu. Elles attendent patiemment que quelqu’un vienne les chercher. Ces
femmes muettes sont venues parler, se raconter. Elles habitent Sidi Moussa
(vingt kilomètres au sud d’Alger), ou dans les villages environnants, au cœur
de la plaine de la Mitidja, une région longtemps surnommée le "Triangle
de la Mort". Ces femmes ont vu la mort. Elles ont en mémoire des scènes
de terreur, des cris et des râles, la cavalcade dans la pénombre d’ombres
assassines. Et puis le silence, leur silence. Elles
ont tu la douleur, la perte d’un enfant, d’un mari, d’une sœur. Elles
n’ont pas pour habitude de s’épancher et se confier. La pudeur et la discrétion
inculquées dès l’enfance les en dissuadent. Reste ce qui a pris possession
de leur cœur, ce qu’elles ont enfoui dans les tréfonds de leur âme: une
peur sourde et tant de choses qu’elles ne comprennent plus. Cela les réveille
parfois la nuit et les cloue sur place pendant la journée, quand un bruit
ordinaire, une porte qui claque par exemple, ravive le souvenir. Cela porte un
nom: le traumatisme. En
1999, des gens sont venus d’Alger pour proposer à ces femmes une écoute. Ils
sont psychologues, oeuvrant au sein de la Sarp (société algérienne de
recherche en psychologie), une association privée créée par des
universitaires. Ce ne fut pas aisé, au tout début. L’on se méfie ici de
ceux «venus de la capitale». C’est forcément l’Etat qui se déplace,
dit-on à Sidi Moussa. Et ici, l’Etat n’est pas toujours le bienvenu. Après
les massacres perpétrés dans la région et imputés aux groupes islamistes armés
(600 morts à Raïs le 28 août 97, plus de 400 à Bentalha le 23 septembre 97),
les pouvoirs publics ont été vilipendés. On les a accusés de ne pas avoir
protégé les habitants, d’avoir même été complices. Dans ces conditions,
on a observé avec beaucoup de méfiance l’arrivée de ces thérapeutes. L’horreur verbalisée «Nous
avons fait le tour de la ville, rencontré les responsables de la mairie et les
services sociaux», explique Bouchra Kessaï, l’une des psychologues. «Nous
avons même envoyé des enquêteurs faire la tournée avec le facteur pour
rencontrer les gens. Il nous fallait gagner la confiance de la population. On
disait tout simplement: si vous dormez mal, venez nous voir, on peut vous aider».
La démarche a plu, et les visites de courtoisie avec le préposé aux postes
ont débouché sur une véritable enquête épidémiologique. La Sarp a acquis
un local et les visiteurs ont afflué. Un flot de paroles s’est déversé.
L’horreur est verbalisée. «Une femme vient me voir depuis deux ans, elle a
perdu deux filles à Raïs, raconte Bouchra Kessaï. Lentement, elle a raconté
tout ça. Pour la première fois. Je ne lui posais pas de questions. Elle venait
et parlait. Elle pleurait parce qu’elle disait que dans sa tête, elle
n’avait pas enterré ses filles. Elle se sentait coupable d’être en vie.
Alors je tentais de la narcissiser, je lui disais: mais vous avez sauvé trois
autres enfants et vous avez survécu, vous n’en avez pas fait des orphelins». Bouchra
Kessaï poursuit: «Le plus jeune de ses fils l’accompagnait toujours. Il a été
témoin du massacre et il est devenu témoin de nos séances. Quand sa mère
pleurait beaucoup, il prenait un mouchoir qu’il lui tendait en disant: tiens!
J’ai observé une véritable symbiose entre l’enfant et la mère autour de
la souffrance, mais c’est le petit qui semblait protéger l’adulte. Il
refusait même d’aller à l’école pour ne pas laisser sa mère seule. Quand
il sortait de la pièce, je le sentais soulagé. Il avait confié sa maman à un
docteur et ça lui permettait de souffler un peu. Au bout d’un an, la mère
m’a dit que le petit avait des terreurs nocturnes, il rêvait à des gens
venus l’égorger. On l’a pris en charge en psychomotricité. Avec le support
de jouets, on peut entrer en contact avec lui et il redevient enfant. Maintenant
la mère va mieux, elle emmène les enfants à l’école, elle prend des cours
de couture et elle veut aider les autres. Elle dit qu’elle n’est plus noyée
dans sa douleur. Pendant plusieurs mois, elle n’est plus venue. Notre
assistante sociale est passée la voir et elle lui a répondu qu’elle est très
occupée, qu’elle a beaucoup de travail. Je considère que c’est là une
bonne nouvelle! J’use souvent de cette formule: notre travail a les mêmes
propriétés que les bains maures, on ôte les peaux mortes, au début ça fait
du mal, puis peu à peu on se sent beaucoup mieux » Détresse sociale Depuis
une année, Bakir écoute une femme âgée de 33 ans, originaire de Raïs: «Elle
m’a fourni des détails d’une précision insensée, ce dîner en famille sur
le balcon quand le courant électrique a été coupé, les terroristes qui avançaient
en ligne, sans aucune hâte, qui tuaient mécaniquement. Elle a perdu neuf
personnes, mère, sœurs, belle-sœur, frères, et deux de ses nièces ont été
enlevées. Elle a pu fuir jusqu’à la caserne. Elle dit qu’elle est devenue
folle, elle se perd dans les rues, elle voit du sang qui coule dans sa tête et
elle vit de la honte. Elle ne raconte jamais qu’elle habite Raïs parce que
les victimes sont mal considérées. S’ils ont été attaqués, lui disent les
gens, c’est parce qu’ils le méritaient, ils ont été complices au début
et puis ils n’ont plus soutenu les islamistes, alors ceux-ci se sont vengés.
Elle commence à aller mieux, elle n’a plus besoin d’être accompagnée
jusqu’à la cellule d’écoute. Elle peut à nouveau se concentrer, lire,
regarder la télévision» Saïda
Mekidech, une assistante sociale, s’est jointe à l’équipe. Toutes les
usines des alentours ont fermé, souvent pour cause d’insécurité. Le chômage
sévit et les indemnisations promises aux victimes du terrorisme ne sont
toujours pas versées. La région est une terre brûlée où s’agglutinent
dans des bicoques faites de torchis et de tôle des familles entières venues de
campagnes lointaines. Elles ont écumé tous les services sociaux et viennent quémander
un peu d’aide à la maison de la Sarp. «On ne peut fermer les yeux, explique
Saïda Mekidech. «Ils nous disent que parler c’est bien mais que ça ne
suffit pas, il faut aussi manger. Alors on tente aussi de leur apporter un
secours matériel. Ce n’est sans doute pas la vocation de la Sarp, mais cela
soulage les psychologues quand une personne leur fait part d’une grande détresse
sociale. Ils me l’adressent et j’essaie de leur offrir des médicaments ou
des vêtements » L’équipe a pris pour habitude de se réunir une matinée par semaine. On évoque entre autres les douleurs de chacun, les réminiscences de leurs propres traumatismes à l’écoute de ceux des autres. Les psychologues ont souvent eux-mêmes vécu ou ont été témoins de scènes terrifiantes. Il s’agit là de parler de soi. Oulaya, la secrétaire de la cellule d’écoute, raconte par exemple qu’elle a été prise d’une peur panique lors d’une gigantesque panne de courant qui a plongé le lundi 3 février toute l’Algérie dans le noir: «Je m’attendais à ce que quelque chose de terrible survienne, comme un massacre. J’ai pensé immédiatement à cela». Christian Lecomte |
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