SOCIETE FRANCO-ALGERIENNE DE PSYCHIATRIE

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Le père de la psychiatrie algérienne a été assassiné

Le professeur Mahfoud Boucebci a été victime de l’obscurantisme fanatique des islamistes, qui cherchent à transformer l’Algérie en un pays sans savoir, sans esprit critique.

L'ASSASSINAT du professeur algérien de psychiatrie Mahfoud Boucebci, mardi devant l’hôpital Drid-Hocine de Kouba (banlieue d’Alger) qu’il dirigeait, est une nouvelle preuve de la guerre menée contre l’intelligence par les islamistes.

Mahfoud Boucebci, âgé de cinquante-six ans, travaillait à Drid-Hocine depuis 1966, année au cours de laquelle il acheva ses études, après son diplôme de médecine obtenu à l’université de Nice. Il s’est consacré avant tout aux exclus, ceux qui n’ont pas la force de résister - et il sont des dizaines de milliers en Algérie - à l’insupportable condition de vie « dans un pays où le chaos est devenu une réalité quotidienne, à cause du surpeuplement et des logements exigus, de transports en communs inopérants, d’une économie en récession, d’un chômage en augmentation constante, d’une pression démographique qui jette sur le marché du travail des centaines de milliers de démarcheurs d’emploi », souligne le quotidien « Liberté ».

Le professeur Boucebci « a pris le temps de réfléchir à ce climat social étouffé et étouffant », poursuit le journal, il a voulu réhabiliter « tous ces êtres désarmés », les drogués, les marginaux, les malades du SIDA. Il a milité pour les droits des mères célibataires et des enfants abandonnés. Il faisait partie des rares personnalités à réclamer la légalisation de l’interruption volontaire de la grossesse. Membre fondateur, en 1985, de la première Ligue des droits de l’homme dans son pays, il luttait pour une démocratie laïque comme premier rempart contre tout totalitarisme. Ne rejetant pas l’islam, il voulait en développer les valeurs de tolérance et de quête de la connaissance.

En l’espace de quelques années, ce professeur de psychiatrie était devenu une sommité mondialement reconnue. Il était vice-président de l’Association internationale de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et contribuait régulièrement aux travaux de l’UNICEF.

Vingt-quatre heures avant son assassinat, Mahfoud Boucebci avait constitué avec des journalistes et des universitaires, le Comité de vérité sur l’assassinat de l’écrivain et journaliste Tahar Djaout, atteint de deux balles à la tête le 26 mai dernier, et mort huit jours plus tard. Mahfoud Boucebci est la cinquième personnalité civile à être tuée dans un attentat depuis le mois de mars dernier, après Djilali Lyabès, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, Lâadi Flici, médecin et écrivain, membre du Conseil consultatif national (CCN, organisme à caractère législatif), Hafid Senhadri, chef de cabinet au ministère de la Formation professionnelle, également membre du CCN, et Tahar Djaout. Tous ces hommes avaient en commun la passion de la démocratie et du progrès.

Quelques jours avant son assassinat, Tahar Djaout écrivait dans son hebdomadaire « Rupture » (1) : « Par une sorte de fatalité, mais aussi par le fait d’un rapport de forces qui a toujours été en leur défaveur, les hommes et les courants idéologiques qui auraient pu faire de l’Algérie un pays ouvert, équilibré et moderne, ont été écartés, laminés parfois dans la violence et le sang. (…) Nous en sommes toujours là aujourd’hui. » Ces paroles sont malheureusement prophétiques. « Que veulent les islamistes ? Une Algérie sans savoir, et dénuée de tout esprit critique », écrivait hier l’éditorialiste de « Liberté ». Celui du « Matin » poursuivait en ces termes : « Démocrates de ce pays, jusqu’à quand ? Jusqu’à quand doit-on se contenter de rendez-vous litaniques dans les cimetières ? Jusqu’à quand la division et le manque de détermination ? Démocrates de ce pays, l’heure est grave et désormais aucune excuse n’est permise sinon d’autre Boucebci seront encore assassinés. »

(1) Cité par « Révolution » daté du 17 juin. Dans ce même numéro est publié un important dossier intitulé « France-Algérie, coopérer autrement ».

MICHEL MULLER

Article paru le 17 juin 1993

L'Humanité

M. Boucebci, Le devoir de mémoire (paru sur CarnetPsy)

— Être médecin est difficile et délicat,
— Être psychiatre souvent angoissant,
— Être psychiatre dans un pays en développement et donner à croire que l'on sort des sentiers battus pose de nombreux problèmes...

C'est ainsi que commence la Psychiatrie tourmentée, dernier ouvrage du professeur Boucebci au titre combien prémonitoire !

Il y aborde plusieurs de ses thèmes de prédilection. Thèmes qui constituent autant de chantiers pour l'intellectuel, l'universitaire, le militant, le psychiatre, ce spécialiste de l'autre moitié de la médecine et de la pathologie de la liberté comme il aimait à le dire, et pour le fils de cette Algérie qui le sacrifia sur l'autel de l'intégrisme et de l'intolérance.

C'était un mardi, c'était un 15 juin, il faisait beau et le ciel était d'un bleu dont seul le ciel de la Méditerranée a le secret. L'équipe préparait la visite hebdomadaire du professeur, au lit des patients. Moments de stress, attendus avec appréhension par tous mais, également moments de formation denses et riches. L'universitaire dont la rigueur ne connaissait aucune concession était aussi un pédagogue subtil et patient.Il avait toujours, dans ce parler qui lui était particulier, le mot juste pour rassurer le patient ou ses proches. Il avait toujours l'exemple parfait pour illustrer son propos dont la limpidité n'avait d'égale que sa simplicité et sa franchise.

C'était donc, un mardi et chacun s'affairait à régler un dernier détail dans un dossier ou une prise en charge en attendant la visite qui devait commencer peu avant dix heures et durer jusque tard dans l'après-midi.

Le téléphone sonne et le jeune collègue qui décroche reste pétrifié et sans voix. À l'autre bout du fil, nous entendîmes tous distinctement la secrétaire, la voix entrecoupée de sanglots, qui disait : "Ils l'ont fait, ils ont poignardé le professeur, ils nous l'ont tué..." Un silence de plomb s'est abattu sur le bureau et des secondes qui parurent êtres des heures et des siècles s'écoulèrent avant que personne ne réagisse.

Le premier moment de flottement passé, tout le monde se rue vers le secrétariat en espérant que l'agression est sans gravité mais, déjà, le doute et la certitude sont en chacun de nous. Nous l'avons perdu, notre professeur. Ils n'en sont pas à leur premier attentat et, personne n'en a jamais réchappé.

Arrivé aux urgences de l'hôpital le plus proche, entretenant un fol espoir, chacun tente d'apporter sa contribution. Donner son sang, chercher les donneurs compatibles, faire venir le meilleur chirurgien sur la place d'Alger, etc. À l'activité fébrile succéda l'attente.

Elle ne dura pas longtemps. Quand le chirurgien, le visage fermé et blême, sortit en enlevant ses gants, nul n'eut besoin de l'interroger... Accablement, rage impuissante, sentiment de gâchis et d'injustice..., un déferlement d'affects suspendit la parole et figea l'instant dans une indicible douleur.

Il est toujours difficile, cinq ans après, de repenser à cette journée. Le deuil en sera-t-il, un jour, définitivement élaboré ?

Il est vrai que des milliers d'assassinats et de massacres ont été perpétrés depuis mais, le premier ne reste-t-il pas le point de fixation et la plaie ouverte qui saigne à chaque annonce d'une nouvelle tuerie ?

De retour dans le service, des patients nous demandent si vraiment le professeur a été assassiné et pourquoi... Le service, le travail, l'avenir et la vie sont vides de sens ! Que de questions sans réponse et que de chantiers à l'abandon !

La voix du frondeur s'est tue et la psychiatrie algérienne est orpheline de l'un de ses pères fondateurs, de son enfant terrible qui exigeait d'elle autant qu'il lui donnait.

La vie de l'humaniste, suspendue à la pointe d'un poignard qui lui a tranché l'aorte un matin de printemps, et la souffrance de milliers de patients et de leurs familles qui l'ont connu depuis trente ans en est plus accablante et plus lourde à porter.

L'universitaire disparu, c'est un savoir et une expérience à nulle autre pareil qui sombrent et, des générations d'étudiants privées d'un professeur hors du commun. Le psychiatre mort, ce sont les handicapés mentaux, les enfants abandonnés, les filles-mères et les exclus qui redeviennent, un peu plus, les parias d'une société où, toute sa vie durant, il a essayé d'aménager la place qui est légitimement la leur.

Le démocrate assassiné, c'est le projet d'un pays libre et démocratique, l'aspiration au progrès de tout un peuple qui chancèle.

La nuit de la veillée mortuaire, avec un groupe d'anciens élèves et devant cet homme qui paraissait dormir, détendu comme on ne l'avait jamais vu dans la vie, nous évoquâmes, chacun, le parcours et les moments privilégiés vécus avec lui. Moments de formation et de stress mais aussi moments de détente et de rire.

De la place de la psychiatrie dans le champ de la médecine à celle du psychiatre dans la société, de la psychiatrie coloniale à la psychiatrie post indépendance, du développement psychoaffectif et du handicap mental aux problèmes de prévention, de la question de l'enfance abandonnée à celle des carences affectives, de la démographie et la multiparité à la psychopathologie de l'aîné et du "énième" dans les fratries nombreuses, de la psychopathologie du migrant et de l'enfant de migrant de retour au pays à la psychopathologie sociale dans ses rapports avec la psychopathologie individuelle et la culture, M. Boucebci a ouvert des chantiers, a suscité des débats, a interpellé ses contemporains et a œuvré à soulager la souffrance.

Le lendemain, au cimetière, après la mise en terre, la foule, venue nombreuse, se disperse rapidement. Nous fûmes quelques uns, de son équipe, à nous attarder auprès de sa tombe. Nous avions des difficultés à partir, le laisser, l'abandonner définitivement. Un jeune handicapé mental, sans famille et qui devait manifestement vivre là, nous dit : "Ne vous inquiétez pas, vous pouvez partir, je veillerai sur lui..."

Taïeb Ferradji

 

Santé mentale au Québec

Mahfoud Boucebci

1937-1993

C'est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris le décès du professeur Mahfoud Boucebci victime, le 15 juin 1993 devant l'hôpital Drid Hocine d'Alger, du climat de terreur qui afflige actuellement la société algérienne. Depuis 1985, le professeur Boucebci oeuvrait dans cet hôpital et y avait entrepris un travail de transformation de ce lieu de renfermement qui "illustrait dramatiquement les errements d'une psychiatrie déshumanisée" (Algérie actualité, semaine du 22 au 28 juin 1993, 20).

Parallèlement à son travail institutionnel, Mahfoud Boucebci était très impliqué dans son milieu. Il était vice-président de l'Association internationale de l'enfant et de l'adolescent et président de la société algérienne de psychiatrie. Il avait aussi écrit plusieurs ouvrages dont Psychiatrie, société et développement et Maladie mentale et handicap mental, et de nombreux articles dans des revues algériennes, françaises, etc. Il était également un critique social de la société algérienne, n'hésitant pas à s'impliquer activement dans le respect des droits de l'homme et de la femme de son pays et d'ailleurs. Il s'était ainsi publiquement prononcé contre le viol des femmes musulmanes de Bosnie.

Le professeur Boucebci était membre du comité scientifique international de Santé mentale au Québec. Le lecteur et la lectrice auront l'occasion de se sensibiliser à sa pensée en lisant son article dans le présent numéro.